.

II Analyse thématique des écrits de Brassens.

Observations et classements

 

 

Nous entrons maintenant dans la partie analytique de ce devoir. Nous allons étudier en détail le message que Brassens voulu faire passer. Nous allons donc tenter de cerner les différents thèmes de son œuvre, et d'analyser la manière dont Brassens les a abordés. Nous nous contenterons d'étudier les chansons de Brassens, sa production en tant que journaliste, et ceux des entretiens auxquels nous avons pu avoir accès. Nous avons écarté sa production littéraire: son analyse nous aurait coûté beaucoup de temps. Il fallait faire un choix. Nous avons préféré garder les chansons - qu'on aurait difficilement pu mettre de côté -, ainsi que les articles, et les entretiens - qui abordaient de front ce que les livres abordent de façon détournée.

 

1 - L'œuvre de Brassens, et le choix du corpus.

2 - Analyse thématique des chansons

3 - Analyse thématique des autres sources

 

 

 

1 – L'œuvre de Brassens, et le choix du corpus

 

Nous allons d'abord présenter l'œuvre de Brassens dans son ensemble (A), pour donner un aperçu au lecteur de toute la production de Brassens. Notre corpus ne comprend pas toute l'œuvre de Brassens. Mais il était nécessaire de la présenter dans son ensemble avant d'entrer dans des considérations plus scientifiques. Nous en profiterons pour donner quelques indications sur la réception, et la qualité de l'œuvre de Brassens. Nous ne refuserons pas de mettre en avant quelques considérations générales, afin de donner une épaisseur à l'œuvre de Brassens dans l'esprit des lecteurs.

Nous allons ensuite - dans le B - présenter nos sources, afin qu'elles soient clairement identifiées, ainsi que la méthodologie que nous avons utilisée pour isoler ce que nous allons étudier plus loin. Ces sources sont au nombre de trois, comme nous l'avons vu plus haut. Il ne s'agit en aucun cas d'une sous partie redondante : nous allons présenter la qualité scientifique et la pertinence des sources, et les replacer dans l'ensemble de la production artistique de Brassens. Autant de questions que nous n'avions pas abordé dans le I4 .

 

A - Présentation de l'œuvre de Brassens

 

> Les chansons

Brassens a écrit environ 250 chansons. Il en a interprété environ 200. Ce qui, au final, représente une moyenne honorable pour 30 ans de carrière. Rares sont les chansons que Brassens a laissé échappé avant de les avoir achevées - au sens qu'il donnait lui même à ce mot. Ses chansons ont paru a un rythme à peu près régulier pendant les 30 ans de sa carrière. Mais les intervalles entre les disques se sont espacés, puisque Phillips les publiait sur des supports de plus en plus grands, capables par conséquent de supporter un nombre de chansons plus conséquent. On sait maintenant que le parolier avait toujours une vingtaine de chansons en réserve - chansons pas tout à fait terminées, mais en fin d'élaboration. On trouvera en annexe sa discographie originale complète. Brassens était avare d'interviews et de photos. Il a toujours voulu se maintenir à l'écart des "trompettes de la renommée". Ses lancements ont toujours été très sobres. Sur le plan musical, comme sur le plan littéraire, on ne distingue pas de période plus féconde qu'une autre. Brassens a continué, toutes ces années durant, de fournir des chansons d'une égale qualité, à un rythme assez régulier.

Cette régularité tient sans doute à la méthode, inchangée, que Brassens utilisait pour composer ses chansons. Une seule chose a évolué : Brassens avoue plus de facilité dans la composition de ses chansons sur la fin de sa vie. Mais le principe reste le même : une idée - une inspiration -, est couchée sur le papier dans sa forme première, très approximative, et pas forcément rimée. Puis Brassens raffine son idée, en respectant cette fois-ci de façon scrupuleuse les règles de la versification, en apportant un soucis extrême à la facture du rythme de sa chanson ( Brassens tape le rythme de la mélodie lorsqu'il écrit). Parfois avant, parfois pendant, parfois après, Brassens passe au piano, où il trouve la mélodie de sa chanson. Le parolier ne considère qu'un texte est achevé qu'après y être revenu de nombreuses fois, et après avoir considéré qu'il ne peut plus rien faire pour l'améliorer. On se doute que - devant son haut degré d'exigence -, il n'est effectivement plus possible pour Brassens de les améliorer. Avec cette méthode, composer une chanson peut prendre plusieurs années. Mais c'est le gage d'une chanson réussie.

Brassens ne se refuse pas à juger ses chansons, prenant ainsi le contre-pied de nombreux artistes. Il a même ses préférences dans la masse de sa production. Il dit à jacques Chancel apprécier particulièrement Oncle Archibald (CF annexes), la femme d'Hector, le fossoyeur notamment. Il a l'impression d'avoir accompli quelque chose d'intéressant. Brassens apprécie sa musique, et a même l'impression que la chanson française aurait perdu quelque chose si il n'avait pas été présent. Brassens est aussi conscient que nombres de chanson intéressantes ne vont pas jusqu'aux oreilles du public, du fait des programmeurs de radio. Brassens aime ses chansons, mais lorsqu'on lui dit que ce qu'il écrit peut être appelé poésie, il prend un air dubitatif et se défend de porter un tel jugement sur son œuvre. Qu'on le juge poète, cela ne le regarde pas. Chacun est libre de ses idées. Brassens ne sait pas, lui, si son œuvre peut être assimilée à de la poésie, même populaire. Si ses chansons résistent à l'érosion du temps, peut-être alors le seront-elles.

Brassens : "La poésie, c'est un mot un peu gros. J'écris des chansons, je n'ai jamais prétendu écrire .. faire de la poésie".

Chancel : "Plus tard, on citera vos textes comme on peut citer ceux de Paul Eluard, de Valery, ou de Boris Vian".

Brassens : "Nous verrons, nous verrons. Plus tard, vous savez ca … On verra. […] Si mes chansons durent, j'en suis très content. Si elles ne durent pas, comme je ne serai plus là à ce moment là, ce ne sera pas très grave."

> Un succès immense.

Nous avons signalé plus haut combien fut grand le succès de Brassens. On peut le mesurer en chiffres tout d'abord. Brassens a vendu 20 millions de 33 tours, ce qui - à l'époque où il chante - est un record absolu en France. Ce chiffre ne laisse pas d'étonner, quand on connaît la réticence qu'à Brassens à faire sa publicité, et la permanence du style musical de ses chansons, depuis longtemps désuet dans les années 70. Brassens a également établi des records de longévité dans les grandes salles Parisiennes. Ce qui peut aussi surprendre, étant donnée la faiblesse de son jeu de scène. Les journalistes ont longtemps comparé sa démarche sur scène à celle d'un paysan bourru. Les chansons de Brassens ont aussi été traduites dans plus de 20 langues. Ce qui est paradoxal, étant donné leur complexité poétique. Ce qui est étonnant, lorsque l'on sait que Brassens n'a fait que quelques rares concerts dans des pays non francophones : quelques-uns en Italie, un en Grande-Bretagne. En somme, le succès de Brassens défie toute logique, si l'on oublie de mentionner la qualité exceptionnelle de ses chansons, de leur rythme, de leur poésie, et de leur ligne mélodique - même si une oreille peu exercée n'y verra qu'une succession d'arpèges répétitifs. Les chansons de Brassens riment de façon très riche, sont toutes crées comme de petites entités autosuffisantes, transportées dans un univers parallèle. Ses intrigues sont d'une grande lisibilité, et ne manquent pas pour autant de finesse. Au final, l'œuvre de Brassens est l'archétype de celle qui peut plaire à tout le monde, ou presque - qualité fantastique que l'on retrouve chez Chaplin, ou chez Fellini au cinéma. A condition bien sûr de n'écouter ses paroles que de façon superficielle. Voici ce qu'en dit Louis-Jean Calvet:

"Si la traduction est un révélateur, elle nous montre surtout ce qu'il y a d'universel dans les textes de Brassens. Cela peut paraître incohérent : j'ai écrit quelques lignes plus haut que Brassens était profondément Français, et qu'il était nécessaire de l'adapter dans les différentes langues dans lesquelles on le traduisait. Mais l'universel prend ses racines dans le particulier […]"

Le succès de Brassens ne se mesure pas qu'en chiffres. Il se mesure aussi en symboles. Brassens a commencé par recevoir des distinctions classiques pour un chanteur, aussi prestigieuses soient-elles. Il a ainsi reçu le prix de l'académie Charles Cros pour son premier album. Il a également croulé sous les disques d'or. Puis dans les années soixante, les distinctions ont changé de nature. Brassens entre dans la collection des poètes d'aujourd'hui, aux éditions Seghers. Paul Eluard, Aragon, Verlaine, Paul Fort, Victor Hugo y sont également au catalogue. Un seul chanteur l'aura précédé : Léo Ferré. Puis des 'amis' qu'il a à l'académie française lui font une blague : en 67, on propose à Brassens de reprendre un siège vacant à l'académie Française. Brassens refuse, bien sûr, lui qui ne supporte que l'uniforme du facteur. Mais l'académie lui décerne tout de même - en guise de compensation -, le grand prix de poésie. Brassens le reçoit cette fois-ci. Et cette même année 67 lui accordera un dernier honneur, puisque les éditions Larousse ont organisé un sondage pour intégrer au dictionnaire trois personnalités contemporaines. Brassens entre donc dans le dictionnaire, accompagné d'une photo. A ce jour, on ne compte plus les rues Georges Brassens, et les bâtiments publics (écoles ou centres artistiques) qui ont pris le nom du chansonnier. Ironie du sort, des classes entières d'écoliers ont étudié les chansons du cancre de Sète. Et tout en haut de la pyramide scolaire, l'élite des Enarques a hésité il y a quelques années, lorsque nombre d'étudiants proposaient le nom de Georges Brassens pour leur promotion. Il est fort probable que cela n'aurait pas beaucoup plu à Brassens.

Quant à la presse, il faut souligner qu'entre la 'mort du poète', comme l'ont titré la plupart des quotidiens Français, et les premiers instants de la carrière de Brassens, leur ton a beaucoup évolué. En l'espace de dix ans, Brassens est devenu une véritable institution qu'on n'ose plus guère critiquer. En 1953, le ton de ses chansons déplait beaucoup à de quelques journaux de gauche et de droite, qui publient des articles très défavorables. Bien sûr, plupart des journaux soulignent son talent : Brassens explose littéralement, ce qui aurait été impossible sans le soutien de la presse. Les grands journaux, décrivant son tour de chant, s'étonnent du contraste entre l'excellence de ses chansons, et ses allures de paysan. Pour l'essentiel, la presse est derrière lui. Pourtant, en 1964, la presse épingle l'une des chansons de Brassens - les deux oncles, dont nous avons déjà fait l'étude plus haut. Libération adresse alors une "lettre ouverte à un gars qui risque de mal tourner". L'humanité conclut ainsi son article: "sait-il, Brassens, qu'il a commis une mauvaise action?" Brassens ne fait rien, et attend. Trois ans plus tard, la presse semble avoir oublié cet épisode, et c'est presque l'unanimité que les journalistes saluent l'excellence de ses chansons, lorsqu'il s'agit de commenter la remise à Brassens du prix de la poésie de l'académie française. Brassens est devenu un monument de la culture Française : attaquer Brassens, c'est déjà écrire un article original et risqué.

 

> Les autres productions.

Ces œuvres sont loin d'être aussi connues que les chansons de Brassens. Le chansonnier n'est jamais parvenu à vendre un recueil de poésie avant son succès, et il ne parviendra pas plus à trouver un public pour ses œuvres en prose, avant et après son succès. Brassens a aussi tourné dans un film, et sa prestation en tant qu'acteur n'a pas fait date dans les annales du cinéma. Ce n'est pas non plus dans le domaine des chroniques journalistiques que Brassens s'est fait remarquer pour son talent. Les articles, les poèmes, les romans et les films, sont autant de domaines ou Brassens n'a pas brillé, en dépit de ses efforts. Mais devons nous nous abstenir d'étudier de si précieux documents, sous prétexte qu'ils ne sont pas connus ? Nous devons ici rappeler notre objectif : étudier l'œuvre et la vie de Brassens de façon scientifique, sans nous soucier de sa réception, comme on pourrait étudier la vie et l'œuvre d'un penseur : dans sa substance, et non dans sa réception. (Devons-nous n'étudier de Schopenhauer que le fondement de la morale, sous prétexte qu'il est de très loin le plus lu de ses livres?) Nous allons donc présenter les diverses œuvres que Brassens a réalisées, ou auxquelles il a participé.

 

Brassens a écrit quelques poèmes qu'il n'a pas mis en chanson. Il s'agit de Des coups d'épée dans l'eau (42), A la venvole (42), et Le Taureau par les cornes (44), publiés à compte d'auteur, et qui n'auront pas de succès. Leur facture est de qualité moyenne, et les sujets qu'ils traitent sont parfois politiques. Ils sont abordés avec beaucoup moins de profondeur et de brio littéraire que les chansons portant sur les même sujets. On peut y voir quelques-unes des idées de Brassens, dans une formulation assez 'mal dégrossie'. On peut citer par exemple l'Opinion :

 

Le clergé vit au détriment

Du peuple qu'il vole et qu'il gruge

Et que finalement

Il juge

 

Son troisième recueil de poèmes - le taureau par les cornes - sera à tendance pacifiste. Brassens se découragera alors de ne jamais parvenir au succès par la poésie. Il investira toute son énergie pour faire rimer les vers de ses chansons. Sans pour autant abandonner tout à fait ses ambitions littéraires, puisqu'il fera encore paraître deux romans : La lune écoute aux portes (47) et La tour des miracles (53). Le premier est édité à compte d'auteur, en imitant - comme nous l'avons déjà vu - la couverture de la collection NRF Gallimard. Le second est édité par un véritable éditeur, puisque Brassens est désormais connu. Il a travaillé 5 ans sur son premier roman - La lune écoute aux portes. Son ton est particulièrement aigre et agressif. La prose de Brassens est parsemée de mots d'argots, qui sont autant de qualificatifs verts balisant les "méchants". Brassens a la haine facile. En 1953, Brassens publie son deuxième Roman - La tour des miracles. L'intrigue est décousue, les personnages n'ont pas de consistance, un peu comme si la forme du roman n'était qu'un prétexte a une série de provocations plus ou moins drôles. L'imaginaire du poète est bien présent, ainsi que quelques-uns des thèmes qu'il exploitera dans ses chansons, mais le tout est combiné sous une forme qui manque de cohérence et de lisibilité. Brassens, si lisible lorsqu'il s'agit de chansons, ne fait rien pour prendre son lecteur par la main.

Brassens s'est encore illustré dans le cinéma, en tournant sous la direction de René Clair La porte des Lilas, en 1956. Brassens y joue un artiste à qui un ami (Brasseur) demande de cacher un malfaiteur. L'artiste s'exécute, et se voit mal récompensé par le malfaiteur, qui séduit sa petite amie. L'artiste finit par tuer le malfaiteur. Brassens devra supporter 4 mois de tournage alors qu'il se produit en même temps dans des salles Parisiennes, 4 mois à obéir à un réalisateur qui ne lui laisse aucune marge de manœuvre dans l'interprétation de son rôle. Le résultat, s'il est correct, n'est guère enthousiasmant, et n'incite pas Brassens à se frotter de nouveau au 7e art.

 

 

B - Choix du corpus

Nous avons réuni le plus grand nombre de chansons de Brassens qu'il nous ait été donné de trouver. Nous avons pour cela été chercher la liste la plus exhaustive sur Internet, et nous l'avons augmentée de quelques références, trouvées au hasard de nos recherches. Chaque chanson a fait l'objet d'un recoupement rigoureux, afin qu'aucune n'ait été fabriquée par un biographe soucieux de mettre des paroles sur un inédit introuvable. La liste de 254 chansons que nous produisons ici est quasiment exhaustive, et nous sommes presque parvenu à écouter ou lire la totalité des chansons figurant sur cette liste. Nous avons du laisser de côté une dizaine de chansons parmi les 254 références de notre liste, en dépit des efforts que nous avons déployés pour les retrouver. Il nous faut d'ailleurs préciser que moins de 200 chansons ont été chantées par Brassens lui-même. Les textes des cinquante chansons qui restent ont été plus difficile à retrouver. Nous n'avons pas souhaité distinguer plusieurs époques, ou mettre de côté les chansons les plus anciennes - qui sont de qualité moindre. Nous voulons d'abord traiter ce corpus comme un tout. Nous étudierons plus tard - dans la partie 1 du III - ce qui peut être retenu des évolutions de la pensée de Brassens.

Nous avons réuni l'intégralité de ces chansons dans un grand tableau. Nous avons en premier lieu balisé les chansons qui nous semblaient intéressantes au moyen d'indicateurs. Nous avons pensé qu'il serait pertinent de marquer les chansons selon qu'elles sont (M) iconoclastes sur le plan des mœurs, (C) choquantes ou provocatrices, (P) directement politiques. Pour chaque indicateur, trois niveaux d'intensité sont signalés. Une chanson peut par exemple être choquante et provocatrice - niveau 2, et aussi directement politique - niveau 3. Ce qui signifie que la chanson est moyennement choquante - C(2) -, et que son contenu a fort à faire avec la politique - P(3). Ce tableau brut est disponible en annexe, avec les indicateurs et les annotations inchangées.

Pour la définition des indicateurs, nous avons tenu à éloigner le plus possible notre subjectivité de cette étude. Nos opinions n'étant pas représentatives des opinions politiques des français - comment pourraient-elles l'être -, nous avons décidé d'essayer d'intégrer le sens commun afin de pouvoir porter un jugement plus proche de la moyenne. Une société est nécessairement constituée par un ensemble de règles communes, qu'on accepte ou dont on se démarque, mais qui sont assez faciles à baliser. La neutralité n'est pas envisageable, puisque les règles sociales et les habitus d'un ensemble d'hommes est en lui même subjectif. Nous avons donc tenté de nous ré-acculturer à la norme. Le problème était particulièrement patent lorsqu'il s'agissait de dire si une chanson était choquante ou provocatrice. Nous avons essayé de nous placer dans une attitude de respect médian pour la morale, ce qui nous a conduit a qualifier de 'choquantes' des chansons qui ne nous choquaient nullement en tant qu'individu, et inversement. Au fond, nous avons tenté de chausser les lunettes des "braves gens", ceux qui n'aiment pas qu'on suive une autre route qu'eux, en tentant de ne pas céder aux stéréotypes du genre, dans lesquels Brassens avait parfois tendance à glisser. Il est impossible que nous soyons parvenus à émuler parfaitement l'opinion publique moyenne - à supposer que ce concept ait un sens. Mais nous avons tenté de nous rapprocher, et nous pensons que notre tentative a été opératoire.

Nous avons décidé de reproduire dans le corps de ce mémoire une partie de ce travail de classement, sous forme d'un tableau que l'on trouve quelques lignes plus bas. Nous l'avons épuré - pour des raisons de lisibilité et d'espace - des chansons sans intérêt pour notre étude, qui ne répondent à aucun des critères que nous avons imaginés. Nous avons également épuré cette liste des chansons que Brassens n'a pas écrites - qu'il s'est contenté d'interpréter, ainsi que des chansons dont nous n'avons pas pu retrouver les textes. Ce document constitue notre première sélection, d'autres recoupements viendront par la suite. Nous nous proposons donc de l'appeler Corpus Statistique, pour clarifier les différentes étapes de notre étude.

Corpus Statistique

Iconoclaste sur le plan des mœurs

Choquant ou provocateur

Directement politique

À l'Ombre des Maris

M

CC

 

Au Bois de mon Cœur

M

 

 

Boulevard du Temps qui Passe

MM

CC

PPP

Brave Margot

 

C

 

Celui qui a Mal Tourné

 

C

PP

Ceux qui ne Pensent pas comme Nous

 

 

PP

Chanson pour l'Auvergnat

MM

 

PP

Corne d'Aurochs

M

 

 

Discours de Fleurs

 

 

P

Don Juan

 

-C

 

Fernande

 

CC

 

Grand-Père

 

C

 

Hécatombe

 

CCC

P

Honte à qui peut Chanter

 

 

PP

J'ai Rendez-vous avec Vous

M

 

 

Je suis un Voyou

 

C

 

Jeanne

 

 

P

La Ballade des Gens qui sont nés Quelque Part

 

CCC

PPP

La Complainte des Filles de Joie

MM

C

P

La Fessée

M

C

 

La File Indienne

 

CC

 

La Guerre

 

 

P

La Guerre de 14-18

 

 

PPP

La Légion d'Honneur

 

 

P

La Ligne Brisée

MMM

 

P

La Mauvaise Herbe

MM

CC

PP

La Mauvaise Réputation

MM

 

PP

La Messe au Pendu

 

 

P

La Non-Demande en Mariage

MM

 

 

La Prière

 

CC

 

La Princesse et le Croque Notes

M

 

 

La Rose, la Bouteille et la Poignée de Main

M

C

 

La Route aux Quatre Chansons

 

 

P

La Tondue

 

CC

PP

La Traîtresse

M

CC

 

La Visite

M

 

P

L'Antéchrist

 

C

P

L'Arc-en-Ciel d'un Quart d'Heure

 

 

PPP

L'Assassinat

 

 

P

Le Bon Dieu est Swing

 

C

 

Le Cauchemar

 

CC

PPP

Le Gorille

MM

 

 

Le Grand Pan

MM

 

 

Le Grand Vicaire

 

CC

 

Le Mauvais Sujet Repenti

MM

C

P

Le Moyenâgeux

 

 

P

Le Nombril des Femmes d'Agents

MM

C

P

Le Parapluie

 

C

 

Le Passéiste

 

 

PP

Le Petit Cheval

 

 

PP

Le Petit Joueur de Flûteau

 

 

P

Le Pluriel

 

 

PPP

Le Progrès

 

 

P

Le Roi Boiteux

M

 

P

Le Roi

 

CC

PP

Le Sceptique

M

 

PP

Le Temps ne fait rien à l'Affaire

 

C

 

Le Temps Passé

 

 

P

Le Verger du Roi Louis

 

 

PP

Le Vieux Normand

 

 

PP

L'Épave

 

 

PP

Les Deux Oncles

 

CCC

PPP

Les Illusions Perdues

 

C

 

Les Oiseaux de Passage

MMM

CCC

P

Les Pafs

 

 

PP

Les Patriotes

 

 

PPP

Les Philistins

M

 

 

Les Quatre Bacheliers

MM

 

 

Les Trompettes de la Renommée

 

C

 

Les Voisins

MM

 

P

Mourir pour des Idées

 

 

PPP

Pauvre Martin

 

 

P

Pénélope

M

 

 

Quand les Cons sont Braves

 

 

PPP

Sauf le Respect que je vous Dois

 

 

PP

Stances à un Cambrioleur

MM

 

P

Tant qu'il y a des Pyrénées

 

 

PP

Tempête dans un Bénitier

 

CC

 

Vendetta

 

 

P

Heureux qui comme Ulysse

M

 

PP

Viens

MM

 

PP

Rime

 

 

P

Opinion

 

CC

 

Le mécréant repenti

 

 

P

Des coups d'épée dans l'eau

 

 

PP

La collision

 

CC

 

 

Nous avons pensé qu'il était intéressant de tirer quelques statistiques de ce classement :

M+C+P = 33,4 % ( 33,4% des 254 chansons de Brassens ont activé l'un des 3 indicateurs)

M = 11,8% (11,8% des chansons de Brassens sont iconoclastes sur le plan des mœurs)

C = 13,4 % (13,4 % des chansons de Brassens sont choquantes ou provocatrices)

P = 21,6 % (21,6 % des chansons de Brassens ont a voir avec la politique)

P (2/3) = 11,4 % - 11,4% des chansons de Brassens ont un contenu ouvertement politique N >>(nous estimons que dans la catégorie 1, le contenu est latent, tandis que dans les catégories 2 et 3, le contenu est ouvertement politique)

P (3) = 4% des chansons de Brassens (10 chansons sur 254) ont un contenu directement politique, la politique y ayant une importance majeure. Ces chansons sont les suivantes :

 

Boulevard du temps qui passe - La ballade des gens qui sont nés quelque part - La guerre 14/18 - L'arc en Ciel d'un quart d'heure - Le pluriel - Le cauchemar - Le petit joueur de Flûteau - Les deux oncles - Les patriotes - Mourir pour les idées - Quand les cons sont braves -

Ce premier corpus est le corpus statistique sur lequel nous allons travailler. Ce premier classement avait pour objet d'épurer une première fois notre corpus. Devant la masse des chansons à traiter, nous avons souhaité circonscrire un deuxième corpus : un corpus plus restreint, sur lequel nous allons pouvoir travailler de façon qualitative. Nous avons souhaité n'y retenir que les chansons correspondant aux critères suivants :

-Soit C (3)

-Soit M (3)

-Soit P (2/3)

-Soit les chansons qui sont intéressantes, mais qui déjouent notre classification. (il y en a 6)

 

Nous avons pensé qu'il était nécessaire de concentrer nos efforts sur les chansons les plus significatives du corpus. Les chansons de type P(3) recevront d'ailleurs un traitement encore plus approfondi que les autres. La totalité du corpus sur lequel nous allons travailler de façon qualitative représente un total de 38 chansons. (la liste est disponible en annexe). En pourcentage, cela représente 15% de l'œuvre chantée de Brassens, soit une chanson sur 7. Les catégories mises de côté ont une importance moindre que celles que nous avons retenues. Nous avons jugé que pour l'essentiel, les chansons plus choquantes C(3) et plus iconoclastes C(4) pourraient représenter les quelques chansons de catégorie C (1/2) et M (1/2) sans que leur absence nuise gravement à notre mémoire. Il en va de même pour les chansons C(1), qui n'abordent le plus souvent le thème de la politique que de façon détournée. Les chansons C(2/3) sont suffisantes pour la partie qualitative de notre étude.

 

Dans le petit 2 de cette partie, nous serons appelés à faire la distinction entre le corpus qualitatif et le corpus statistique. Nous tenons une dernière fois à rappeler que

Notre étude thématique ne se limitera pas à l'étude des chansons de Brassens. Nous avons également souhaité traiter l'intégralité de la production journalistique de Brassens. Celle ci se décompose en deux temps : la période du Cri des gueux , et la période du Libertaire, comprises entre 1945 et 1947. Brassens n'avait rien écrit dans un journal avant cette date, et il ne reprendra plus la plume après 1947.

Georges Brassens fonde avec des amis en 1945 un parti - le parti préhistorique -, et un journal - Le cri des gueux. En dépit des efforts que déploieront les 7 journalistes en herbe du Cri des gueux pour faire reconnaître et éditer leur travail, leurs maquettes n'ont jamais été mises sous presse. Nous n'avons pas eu accès aux articles ou aux notes de Brassens - a supposer que Brassens en ait écrit. Nous le regrettons vivement, car la contribution de Brassens au Cri des gueux semblait s'inscrire pleinement dans notre étude. Un document, que nous avons reproduit plus haut, en atteste. Brassens a rédigé une note sur la politique éditoriale du journal, où il détaille le ton que les autres journalistes doivent suivre, dans les domaines suivants : politique - religion - mariage - éducation - guerre - France. Si Brassens avait écrit des articles sur ces thèmes, leur étude pourrait être extrêmement intéressante pour enrichir notre travail. Heureusement, la seule note sur la politique éditoriale du journal que nous avons mentionnée plus haut représente déjà un document extrêmement intéressant, que nous ne pouvons manquer d'analyser dans le détail, et de mettre en rapport avec les autres écrits d'opinion de Brassens.

Nous disposons d'une masse de documents bien plus grande pour l'époque du libertaire. Mais ils sont de qualité moindre que ceux que nous pourrions retrouver pour l'époque du cri des gueux. Brassens y est moins libre d'écrire sur les sujets qui lui plaisent. Il n'a sans doute pas la possibilité de rédiger des articles de fond sur chacun des sujets que nous avons mentionnés plus haut. Le libertaire est un hebdomadaire anarchiste, où l'on apprécie volontiers les articles sans mesure, et sans nuances. Henri Leroux pose la question suivante :

"L'anarchisme est-il un mouvement historique, ou un courant parmi d'autres, ou une attitude ? A la limite, ne s'agit-il que d'un style de vie ou d'écriture ? " ( Structure de la pensée anarchiste - article dans Littérature et anarchie)

Henri Leroux ne pose cette affirmation sous forme de question que pour pouvoir mieux montrer qu'elle est fausse. Mais c'est à la faveur d'un long raisonnement, que nous interrogerons plus tard, que la haine des anarchistes est élevée au delà du "style de vie ou d'écriture". Pour l'heure, nous aurions aimé disposer de quelques articles écrits dans la démarche constructive que Brassens présente dans sa note éditoriale du cri des gueux :

" La politique: Deux politiques, la bonne et la mauvaise. Si le
gouvernement en fait de la bonne, la suivre (ou faire semblant),
s'il en fait de la mauvaise, lutter contre lui en éclairant les
citoyens mal renseignés à son sujet. Comme le mariage, la
politique est une nécessité économique. Une forme unique de
politique serait idéale, mais théoriquement impossible […]"

Les articles de Brassens dans le cri des gueux sont au nombre de 15. Ils portent sur des sujets divers. Ils ont le plus souvent trait - de près ou de loin - à la politique. Il est possible, et même probable que Brassens en ait écrit quelques-uns en plus de ceux que nous avons reproduits en annexe. Mais nous ne pouvons pas en acquérir la certitude scientifique. Marc Wilmet a cru reconnaître la patte de Brassens dans quelques articles, qu'il reproduit dans son ouvrage Brassens le libertaire. Louis-Jean Calvet fait état de témoignages laissant à penser que Brassens aurait rédigé l'intégralité du Libertaire pendant tout le temps où il était présent. Mais il ne s'agit que de suppositions. Le matériel des 15 articles de Brassens au Libertaire étant suffisamment riche et varié, nous nous conterons de les étudier. Ces articles sont regroupés sous la signature de Gilles Colin : il était d'usage, à cette époque, de ne pas signer de son vrai nom dans la presse anarchiste.

Il faut noter que les derniers articles publiés par Brassens dans le libertaire sont quasiment vidés de toute considération politique. Choix de l'auteur, ou contrainte des responsables de la FA ? Nous n'avons pas pu trancher, en l'absence d'élément susceptible de nous permettre d'y voir plus clair. Toujours est-il que Brassens claque la porte un an tout juste après que d'être entré au Libertaire. Il garde de cette époque une certaine tendresse pour le mouvement et les idées anarchistes - il restera toute sa vie sympathisant de la FA -, ainsi que quelques amis.

> Présentation rapide des entretiens.

Nous aurions aimé travailler sur la base de tous les entretiens radiophoniques qu'a donné Brassens. Mais les documents radiophoniques sont un type de sources qui est particulièrement difficiles d'accès. Sur les 3 entretiens auxquels nous aurions aimé avoir accès, un seul était encore édité - à notre connaissance. Il s'agit de l'entretien Georges Brassens - Jacques Chancel. Les autres entretiens n'ont pas été réédités depuis des années. Il est difficile de trouver des bibliothèques qui consignent les documents radiophoniques. Nous avons trouvé ce même entretien de Brassens avec Chancel - une édition plus ancienne - dans une médiathèque. Mais nous ne sommes parvenus qu'à trouver çà et là des citations des autres entretiens. Il existe notamment un entretien avec Luc Bérimont, qui reste à incorporer à ce travail, ainsi que l'ouvrage d'André Sève - toute une vie pour la chanson -, qui compulse une série d'interviews que Brassens a donné. Nous aurions enfin apprécié d'écouter l'entretien de Brassens avec Phillipe Némo. Mais nous ne sommes pas parvenus jusqu'à ces documents. Bon nombre de passages à la télévision et à la radio ont été eux aussi laissés de côté. Ceux-ci sont particulièrement difficiles à mettre à jour. Tous ces documents pourraient être compulsés et étudiés si nous pouvions consacrer plus d'espace et plus de temps à ce travail universitaire.

Par bonheur, l'entretien dont nous disposons est particulièrement riche, long et cohérent. Brassens y fait état de ses opinions, de sa vie et de ses chansons pendant près d'une heure. Il est assailli par les questions d'un Jacques Chancel un peu pressant, mais qui a le mérite d'obliger Brassens à parler. Nous étions convaincus à priori par l'intérêt d'un entretien, dans la mesure où personne ne peut parler avec autant de pertinence au nom de Brassens que … Brassens lui-même. A condition que l'homme - qui est particulièrement habile lorsqu'il s'agit de détourner une question -, se prête au jeu de l'interviewer. A condition également qu'il ait des idées sur sa biographie, son art et ses idées.

Qu'en est-il, après écoute ? Même si Brassens refuse à juste titre de répondre à certaines questions particulièrement laborieuses, en invoquant une absence de recul sur lui même, l'entretien n'en demeure pas moins très profond, et très introspectif. Il aura pleinement satisfait nos attentes, et constitue un document de premier choix dans le matériel de notre mémoire. Certains passages auront une importance déterminante sur les conclusions de nos travaux. Nous avons d'ailleurs fait le choix de reproduire les passages les plus intéressants de cet entretien en annexe - sous forme de citations. Nous conseillons vivement à ceux qui souhaitent avoir une image globale de l'homme et de son œuvre de ne pas faire l'économie de l'écoute de cet entretien.

 

2 – Analyse thématique des chansons

 

A - Recensement des thèmes

 

Nous avons mis en évidence tous les thèmes abordés par Brassens dans le Corpus statistique, qu'ils soient de près ou de loin en rapport avec la politique. Nous sommes partis du principe que tout vers choquant, provocateur, ou tournant en ridicule l'ordre social était subversif. Allant directement contre la morale, il marque le refus par Brassens de l'ordre politique et social. Ou au moins la volonté qu'il a de le tourner en dérision.

Cette première approche nous a permis d'avoir une vision globale de l'ensemble des idées politiques qui affleurent dans l'œuvre chantée de Brassens, avant d'entrer dans le détail, et de décortiquer les points les plus significatifs. Une fois n'est pas coutume, nous allons présenter la conclusion de l'analyse du Corpus statistique:

Brassens se singularise tout d'abord par la force de son opposition à la guerre. Rien ne vaut de mourir sur un champ de bataille. Il y fait référence dans dix chansons, et renforce son pacifisme par une opposition farouche à tout ce qui peut entraîner la guerre ou la violence. Les régionalismes et les nationalismes ne sont la cible que de trois chansons, mais l'opposition de Brassens y est affirmée tellement fermement que ces trois chansons en valent plus : Brassens méprise les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. Mais s'il est une cause de discorde entre les nations qui se distingue de toutes les autres, ce sont bien les dogmatismes et les croyances imbéciles. Brassens l'affirme dans onze chansons : il est fou de perdre la vie pour les idées. D'ailleurs, les gens qui croient en une idée lui font peur, quand il les voit venir avec leurs gros drapeaux.

Brassens est aussi un homme d'humeurs. Qu'il soit d'humeur poétique, ou humeur rageuse, la politique en est pour ses frais. Lui, le poète, préfère écouter le discours des fleurs au discours des hommes (politiques) : les fleurs n'ont jamais tué un homme avec des mots. La poésie est un refuge, éloigné de toute barbarie et de toute bêtise féroce, ou l'artiste se retire - ou du moins l'affirme-t-il dans 6 chansons. Mais parfois, Brassens aborde le thème du pouvoir. Et ce sont toujours les pires reproches qui viennent sous sa plume. Dans cinq chansons, il explique qu'il y aura toujours un homme politique qui prendra le relais d'un autre pour faire son sale boulot, et que c'est là un grand malheur. Selon lui, mieux vaut éviter les groupes, sauf à se liguer avec les communards pour bouter les bourgeois. Au final, c'est en humiliant vertement les policiers que Brassens expurge sa 'haine du système'. Les policiers sont tués de diverses façons, et insultés de tous les noms, dans cinq chansons particulièrement violentes.

Brassens n'aime pas l'ordre établi. Il n'aime pas la société telle qu'elle est. Et il entend la tourner en dérision, elle aussi. Le chansonnier fait l'apologie du désordre social sous toutes ses formes. Il évoque souvent l'adultère, et le place au centre de deux chansons. Et ce n'est pas un hasard : Brassens a décidé de ne pas demander sa main à sa compagne. Dans deux autres chansons, Brassens précise sa pensée et dit combien il est idiot de se marier. Au fond, Brassens n'aime pas l'ordre social, qu'il juge figé, pas plus que le conformisme. Il n'a pas de mots assez durs pour fustiger ce canard qui n'a qu'un bec, et qui n'a jamais eu le désir de n'en pas avoir, ou bien d'en avoir deux. En bon poète, Brassens préfère de pas suivre la même route que celle des braves gens. Et il ne lui faudra pas moins de huit chansons pour faire le tour du sujet. Brassens a choisi sont camp : c'est celui des parias. Il les défend, qu'ils soient cambrioleur, collaboratrice, fille de joie, … Il fait ainsi le portrait flatteur de neuf parias dans neuf chansons différentes. Et il y a peu d'hommes qu'il déteste autant que les bourreaux qui les jugent et les condamnent. Dans quatre chansons particulièrement acidulées, il les peint sous les couleurs les moins favorables. Et - fallait-il s'en douter -, les curés et la religion ne passent pas entre les mailles du filet. Croyance et conformisme à la fois, elles bénéficient d'un traitement de choix, puisque Brassens dit dans huit chansons tout son mépris pour les grenouilles de bénitier et leurs vicaires.

Une fois la tempête des haines de Brassens passée, il faut tout de même rendre justice au poète : Brassens sait être humain et compréhensif - à quelques occasions. Brassens aime ceux qui protègent les défavorisés, à condition qu'ils le fassent à titre privé. L'auvergnat et la bonne Jeanne sont récompensés d'avoir prêté du feu à Brassens lorsque les croquantes et les croquants lui avaient fermé la porte au nez. A ces deux chansons, il faut rajouter encore deux autres, dans lesquelles Brassens fait le portrait plein de commisération de deux êtres vivants - et non pas de parias cette fois-ci. Ils auront travaillé toute leur vie sans avoir le temps de voir le soleil. Mais deux chansons, sur 250, c'est peu. Nous ne sommes pas au bout de nos découvertes : suprême étonnement !, Brassens s'amende. Il précise que tous les policiers et tous les curés ne sont pas dignes des pires insultes. La race des curés et celle des policiers est donc sauvée par quatre chansons, qui racontent des histoires dans lesquelles ces deux protagonistes se sont comportés de façon exemplaire. Ce qui arrête les jurons dans la bouche du poète de Sète.

 

----Voici le détail des thèmes de notre corpus statistique, et des chansons qui y correspondent.

 

>Pacifisme

Ex : "Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi

Mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami

Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans sa main

Mieux vaut toujours remettre une salve à demain […]

Que prendre sur le champs l'ennemi comme il vient

C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens" (Les deux oncles)

 

- La guerre 14-18

- Les deux oncles

- Le cauchemar

- La tondue

- Honte à qui peut chanter

- Les chanteaux de sable

- La mauvaise herbe

- Les patriotes

- Le pluriel

- La guerre

 

>Nationalismes et régionalismes

Ex : "Qu'ils sortent de Paris, ou de Rome, ou de Sète

Ou du diable Veauvert ou bien de Zanzibar

Ou même de mon xxx , ils s'en flattent mazette

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part" (Ballade des gens qui sont nés quelque part)

 

- Ballade des gens qui sont nés quelque part

- La route aux 4 chansons

- Vendetta

 

>Refus des dogmatismes et des croyances

Ex : "A gauche à droite au centre, ou alors à l'écart

Je ne puis t'indiquer ou tu dois aller car

Moi le fil d'Ariane me fait un peu peur

Et je ne m'en sers plus que pour couper le beurre

Crosse en l'air ou bien fleur au fusil

C'est à toi d'en décider, choisis" (Le vieux Normand)

 

- Mourir pour les idées

- Le deux oncles

- Le cauchemar

- Les PAFS

- Quand les cons sont braves

- Le vieux Normand

- Ceux qui ne pensent pas comme nous

- Le sceptique

- Le pluriel

- Discours de Fleurs

- Les illusions perdues

 

>L'artiste qui refuse la politique

Ex : "Car je préfère, ma foi,

En voyant ce que parfois,

Ceux des hommes peuvent faire,

Les discours des primevères.

Des bourdes, des inepties,

Les fleurs en disent aussi,

Mais jamais personne en meurt

Et ça plaît à mon humeur" (Discours de fleurs)

 

- Le passéiste (éloge d'un monde qui n'est que poésie, sans politique, imaginaire)

- Le petit joueur de flûteau

- Sauf le respect que je vous dois

- Tant qu'il y aura les Pyrénées (critique des chanteurs engagés)

- Honte à qui peut chanter

- Discours de Fleurs

 

>Critique des politiques

Ex : "Le siècle où nous vivons est un siècle pourri

Tout n'est que lâcheté, bassesse

Les plus grands assassins vont aux plus grandes messes

Et ce sont les plus grands, les plus grands favoris

Hommage de l'auteur à ceux qui l'ont compris

Et MERDE aux autres"(Les coups d'épée dans l'eau)

 

- L'arc en ciel d'un quart d'heure : les hommes providentiels n'ont qu'un temps

- Les coups d'épée dans l'eau : les politiques sont tous pourris

- Le roi : il existera toujours un roi des cons pour régner sur chaque pays

- Le verger du roi Louis : critique des exécutions ordonnées par roi Louis

- Le roi boiteux : satire de la cour

 

> Considérations politiques diverses

( Pas d'exemple car ce n'est pas un groupe homogène)

- Le boulevard du temps qui passe : éloge des communards

- Le pluriel : danger dés qu'on se met en groupe

- le grand père: critique de "sa majesté financière".

 

>Humiliation de la police (et des uniformes)

Ex : "L'apach' (Le dur) vexé de fair' chou-blanc

Dégaine un couteau rutilant

Tortillant de la croupe et claquetant de la semelle

Qu'il plante à la joie du public

À travers la carcass' du flic" (La file indienne)

 

- Hécatombe (police)

- Le nombril des femmes d'agent (police)

- Corne d'Aurochs (police)

- La file indienne (police)

- La légion d'honneur (uniforme)

 

> Anticléricanisme

Ex: "Par le malade qu'on opère et qui geint

Et par le juste mis au rang des assassins

Je vous salue Marie" (La prière)

 

- Opinion

- La prière

- Trompettes de la renomée

- L'antéchrist

- Le progrès

- Tempête dans un bénitier

- Le grand vicaire

- Le bon dieu est swing

 

>Désordre social : adultère

Note : On peut arguer que Brassens se vise autant lui-même qu'il vise la société lorsqu'il ironise sur l'adultère : Brassens revêt parfois l'habit du cocu avec malice. Mais il est tout autant probable que Brassens vise l'ordre social, et lui seul : Brassens ne s'est jamais marié, et rejette le mariage en tant qu'institution sociale.

Ex : "Ne jetez pas la pierre à la femme adultère

Je suis derrière"

 

- La traitresse

- A l'ombre des maris

 

>Désordre social : refus du mariage

Ex : "Ma mie de grâce ne mettons / pas sous la gorge à Cupidon / sa propre Flèche

Tant d'amoureux l'ont essayé / qui de leur bonheur ont payé / ce sacrilège

J'ai l'honneur de ne pas te demander ta main

Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin" (la non-demande en mariaga)

- La non demande en mariage

- La mauvaise herbe

 

>Désordre social : Histoires de parias, sous un jour favorable

 

Ex: "Au village sans prétention

J'ai mauvaise réputation

Qu'je m'démène ou que'j'reste coi

Je passe pour un je ne sais quoi

Je ne fais pourtant de tort à personne

En laissant courir le voleur de pommes" (La mauvaise réputation)

 

- La tondue

- Stances à un cambrioleur

- La complainte des filles de joie

- La mauvaise réputation

- La parapluie

- La visite

- L'assassinat

- Le mauvais sujet repenti

- Les quatre bacheliers

 

>Désordre social : dégoût pour ceux qui jugent

 

Ex : "Car je juge au moment suprême

Criait maman, pleurait beaucoup

Comme l'homme auquel le jour même

Il avait fait trancher le coup" (Le gorille)

 

- La tondue

- La gorille

- Chanson pour l'auvergnat

- Rime

 

> Désordre social : dénonciation de l'ordre établi et du conformisme

 

Ex: "O vie heureuse des bourgeois, qu'avril bourgeonne ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents […]

Ce canard n'a qu'un bec, et n'eût jamais envie

Ou de n'en plus avoir, ou bien d'en avoir deux […]

Possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvre

Un coucou régulier et garanti dix ans" (Les oiseaux de passage)

 

- La mauvaise réputation

- le grand pan

- La ligne brisée

- Celui qui a mal tourné

- Les oiseaux de passage

- La rose, la bouteille et la poignée de main

- Pénélope

- Viens !

 

> Aide aux défavorisés

 

Ex : "Chez Jeanne, la Jeanne

Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu" (Jeanne)

- Jeanne

- L'auvergnat

 

>La misère humaine

 

Ex : "Il creusa lui-même sa tombe

En faisant vite, en se cachant

Et s'y étendit bien vite pour ne pas déranger les gens

Pauvre Martin, pauvre misère

Creuse la vie, creuse le temps"(Pauvre Martin)

 

- Le petit cheval

- Pauvre Martin

 

>Brassens s'amende

 

Ex : "Et de peur que j'n'attrape une fluxion de poitrine,

Le bougre il me couvrit de sa pèlerine

Ca ne fait rien, il y a des flics bien singuliers

Et depuis ce jour là, moi le fier, le bravache,

Moi dont le cri de guerre fut toujours mort aux vaches

Plus une seule fois je n'ai pu le brailler

J'essaye bien encore mais ma langue honteuse

Retombe lourdement dans ma bouche pâteuse

Ca ne fait rien, nous vivons un temps bien singulier"

 

- La messe au pendu : nuance dans son anti-cléricanisme

- Le mécréant repenti : nuance dans son anti-cléricanisme

- Don Juan : nuance dans son dégoût pour les policiers

- L'épave : nuance dans son dégoût pour les policiers

 

 

B - Etude approfondie des thèmes

> Corpus qualitatif - 39 chansons

Analyse qualitative

Nous allons reprendre ici les thèmes principaux des 39 chansons de ce corpus, et présenter de façon détaillée ce que Brassens entend exprimer dans l'intégralité des sujets dont il a souhaité se saisir. Toutes les chansons de ce corpus restreint ont un message fort à faire passer. Nous entendons bien comprendre chacun de ces messages, et les présenter de façon synthétique, regroupés en des thèmes cohérents. Nous voulons également que chaque explication soit éclairée par les vers du poète. Il faut bien entendu rester fidèle aux vues de l'auteur, et retranscrire au mieux sa vision des choses.

Les thèmes principaux qui ressortent des chansons 39 chansons du corpus qualitatif sont les suivants : le refus des dogmatismes est à lui seul l'objet de 9 des 39 chansons particulièrement marquantes de l'œuvre de Brassens. Le pacifisme occupe lui aussi une place de choix, puisque Brassens y a consacré 6 de ses plus fortes chansons. La dénonciation de la norme et du conformisme est l'objet de 5 chansons qui ne peuvent pas non plus passer inaperçues. Quant aux chansons qui mettent l'artiste dans la posture de l'apolitisme, elles sont au nombre de 4. Nous avons laissé de côté les autres thèmes, pour nous concentrer sur les quatre thèmes que nous venons juste de mentionner, thèmes qui sont ressortis comme les plus représentés parmi les chansons marquantes de l'œuvre de Brassens.

> Refus des dogmatismes.

Brassens a chanté 11 chansons qui sont apparentées à ce thème de façon indéniable. Parmi elles, neuf nous ont semblé particulièrement fortes :

Ceux qui ne pensent pas comme nous / Le cauchemar / Le sceptique / Le vieux normand / Les deux oncles / Les PAFS / Mourir pour les idées / Quand les cons sont braves / Les illusions perdues

Nous en déduisons que c'est un thème qui tient particulièrement à cœur à Brassens. Nous en déduisons également que c'est le premier thème politique de son œuvre. 11 chansons, ce n'est pas beaucoup, lorsqu'on les met en rapport avec les 250 chansons que Brassens a écrites. Mais 11 chansons, c'est beaucoup, lorsque l'on sait la difficulté qu'il y a à faire un grand nombre de chansons autour d'un même thème. Brassens a ressassé cette idée 11 chansons durant, leur trouvant 11 cadres différents dans lesquels elles ont pu s'exprimer. Brassens a systématiquement écrit ces chansons pour qu'elles marquent leur auditeur : les mots sont durs, et les métaphores parfois choquantes. Ce n'est pas un hasard si c'est sur ce thème que Brassens a fait scandale dans les années soixante, avec la chanson "les deux oncles". Brassens parle peu de politique, mais lorsqu'il en parle, c'est avec passion et vigueur.

Brassens a choisi de mettre son refus des dogmatismes sur le devant de la scène. Il utilise pour cela l'humour et la violence des mots. Le but étant que ses vers marquent. Pour ce qui est de l'humour, on peut citer l'exemple de Mourir pour les idées : "mourir pour les idées, d'accord, mais de mort lente". Brassens utilise ici une petit touche d'ironie, une petite touche d'absurde, et une grande touche d'humour. C'est ce même principe qu'il utilise dans Ceux qui ne pensent pas comme nous : "Entre nous soit dit bonne gens, pour reconnaître / Que l'on est pas intelligent, il faudrait l'être". Mais il sait aussi manier des mots et des références choquantes, comme dans Les deux oncles, ou encore dans Quand les cons sont braves :

 

"Quand les cons sont braves,

Comme moi comme toi comme nous comme vous

Ce n'est pas très grave, qu'ils commettent, se permettent des bêtises, des sottises

Qu'ils déraisonnent, ils n'emmerdent personne

Par malheur sur terre, les trois quart des toquards sont des gens très méchants

Des crétins sectaires,

Ils s'agitent ils s'excitent ils s'emploient ils déploient leurs ailes à la ronde

Ils emmerdent tout le monde

Si le sieur X était un lampiste ordinaire,

Il vivrait sans histoire avec ses congénères

Mais hélas il est chef de parti l'animal

Quand il débloque ca fait mal"

 

Nous sommes au cœur de l'idée de Brassens : les idées sont dangereuses, et extrêmement complexes. L'attitude la plus saine à leur égard est la circonspection. Beaucoup de personnes sont persuadés de détenir la vérité (Le vieux normand), beaucoup d'autres individus, sans réfléchir, sont affectivement attachés à une tendance (Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part). Ils feront tout pour la défendre, certains que leur idée est porteuse du bien ou du progrès. Surs de leurs fait, ces individus affirment et luttent pour, s'opposent à. Alors que la vraie intelligence commande de douter de. Jusque là, nous ne voyons rien de dangereux. Le malheur vient en effet de ce que ces personnes se sentent fondés à traduire leurs idées en fait. D'agir sur le réel pour le changer. Et c'est là qu'un observateur intelligent se rendra compte que leurs idées sont complètement erronées, et sans rapport avec la réalité. Par ailleurs, ces gens croient changer le monde, mais ils ne font que le reproduire à l'identique. Après leur révolution, ou leur réforme, le monde n'aura pas changé. Au passage, ils auront fait couler leur comptant de sang.

Mais alors, on peut se poser la question suivante : pour Brassens, la révolution de 1789 ne représente pas un progrès ? Sa réponse, suivant cette idée, devrait être positive. Les idées de Brassens le conduiraient alors à soutenir une position invraisemblable - pour un homme qui n'a pas eu accès aux études sur la transmission des élites entre les régimes. Croyant avoir piégé le poète, on doit se raviser à l'écoute du Cauchemar. Brassens assume cette idée jusqu'au bout, et il utilise ce même moment symbolique - 1789 - pour montrer que le progrès politique n'existe pas à ses yeux. (Nous tenterons d'expliquer plus tard quels auteurs ont pu conforter Brassens dans cette opinion pour le moins originale). Voici l'extrait que nous voulons mettre en exergue :

 

"On prenait la Bastille, et la chose étant faite,

Sur la plac' publique on dansait,

Pour en bâtir une autre à la fin de la fête,

Dans mon rêve où le roi des cons était Français." (Le cauchemar)

 

On retrouve la même idée dans 'mourir pour les idées':

 

"Encore, s'il suffisait de quelques hécatombes,

Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât

Depuis tant de grands soirs, que tant de têtes tombent

Au paradis sur terre, on y serait déjà

Mais l'age d'or sans cesse est remis aux calanques"

 

Brassens doute de pouvoir changer quoi que ce soit en mieux. Brassens est un sceptique. Est-ce un hasard s'il a intitulé l'une de ses chansons à contenu politique Le sceptique ? C'est sans doute dans Le Vieux Normand que Brassens exprime le mieux ce scepticisme :

 

"Crosse en l'air, ou bien fleur au fusil,

C'est à toi d'en décider, choisis

A toi seul de trancher s'il vaut mieux

Dire amen, ou merde à dieu

A gauche, à droite, au centre, ou alors à l'écart

Je ne puis t'indiquer où tu dois aller car

Moi le fil d'Ariane me fait un peu peur

Et je ne m'en sers plus que pour couper le beurre […]

La vérité d'ailleurs flotte au grès des saisons

Tout fier dans son sillage on barre, on a raison

Mais au cours du voyage elle a viré de bord

Elle a changé de cap, on arrive, on a tort".

 

La vérité est donc insaisissable, volatile et pour tout dire absurde, puisqu'il ne peut en toute logique en exister qu'une. Que faire alors, sinon éviter de juger, éviter de gouverner, au sens premier, Platonicien du terme ? Brassens conseille donc la posture sceptique quand il s'agit de porter un jugement politique. Mais là n'est pas tout : nous n'avons pas épuisé toute la richesse du refus des croyances de Brassens. Refuser les dogmatismes n'est pas tout, il faut encore être tolérant à l'égard des différences. Car la tolérance est le pendant de l'opposition au dogmatisme. C'est ce que Brassens souhaite exprimer dans une chanson complexe - Brassens n'a pas écrit que des chansons parfaitement lisibles -, Ceux qui ne pensent pas comme nous. Il s'agit de l'une des chansons les plus intéressantes que Brassens ait pu écrire sur le thème de l'opinion.

Dans cette chanson, Brassens tente d'expliquer qu'il est impossible de comprendre qu'une idée - celle de notre voisin - est meilleure que la nôtre, puisqu'il faudrait que nous soyons nous même meilleurs - plus intelligents - pour le comprendre. C'est le sens de "Entre nous soit dit bonnes gens pour reconnaître / Que l'on est pas intelligent, il faudrait l'être". Brassens trouve ici un des arguments en faveur de la tolérance les plus forts de son œuvre. Voici la façon dont-il présente son idée :

 

"Quand on n'est pas d'accord avec le fort en thème

Qui, chez les sorbonnards, fit ses humanités,

On murmure in petto : " C'est un vrai Nicodème,

Un balourd, un bélître, un bel âne bâté ".

Moi qui pris mes leçons chez l'engeance argotique,

Je dis en l'occurrence, excusez le jargon,

Si la forme a changé le fond reste identique :

Ceux qui ne pensent pas comme nous sont des cons

Entre nous soit dit, bonnes gens,

Pour reconnaître

Que l'on n'est pas intelligent,

Il faudrait l'être. "

 

 

Après avoir montré pourquoi et comment les hommes ne sont pas d'accord les uns avec les autres, et par la même occasion qu'il y a peu de chances pour que ca change, Brassens en arrive à la conclusion : la tolérance.

 

>Pacifisme

 

S'il est une idée que Brassens ne tolère pas, s'il est une opposition sacrée dans toute son œuvre, c'est son opposition à la guerre. Il le place au cœur de six chansons sur les 39 chansons de notre corpus qualitatif.

Honte à qui peut chanter / La guerre 14-18 / La tondue / Le cauchemar / Les deux oncles / Les patriotes

Comme toujours, Brassens sait être drôle et spirituel pour faire passer une idée. La guerre 14-18 est remarquablement constituée autour d'un éloge de la guerre, qui est tellement exagéré qu'on ne peut que le prendre au second degré. En faisant l'inventaire par le menu des guerres les plus célèbres, en mettant en avant leurs pires horreurs, en les louant comme des beautés nobles, Brassens ridiculise toute esthétique du combat. La litote est une figure de style qui permet de montrer l'horreur de la guerre de façon légère et efficace, tout en faisant sourire:

"Bien sur celle de l'an 40 ne m'a pas tout à fait déçu

Elle fut longue et massacrante et je ne crache pas dessus

Mais à mon sens elle ne vaut guère, guère plus qu'un premier accessit

Moi mon colon celle que j'préfère, c'est la guerre de 14-18 (bis)"

Dans Les Patriotes, Brassens reprend le même principe, et fait l'énumération de tout ce qui va manquer aux mutilés de guerre. Les muets - par exemple - ne pourront plus reprendre en cœur la Marseillaise. Les mutilés ne sont donc pas pour autant devenus pacifistes, et de façon un peu absurde, ont la nostalgie de la guerre. L'effet comique - et l'effet dramatique - sont tous deux saisissants.

Dans Les deux oncles, Brassens se met dans une position plus délicate, en attaquant de front la guerre et les belliqueux, dans un contexte bien précis cette fois-ci : celui de la guerre 39-45. Il tente de montrer à ses deux oncles, un collaborateur et un résistant qui sont morts au combat, que tout le monde a oublié ce pour quoi ils se sont battus -tout le monde s'en fiche à l'unanimité -, et que rien ne vaut de s'engager dans une guerre. Cette opinion vaudra à Brassens d'essuyer, comme nous l'avons vu plus haut, les foudres de la presse. La chanson, pour provocatrice qu'elle soit, est cependant bien inscrite dans la logique de Brassens : "aucune idée sur terre n'est digne d'un trépas, il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas". Et partant de là, "mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans sa main, mieux vaut toujours remettre une salve à demain". On peut même soupçonner Brassens d'avoir ouvertement conseillé, face à la shoa, de ne pas s'engager :

 

"De vos épurations, vos collaborations

Vos abominations et vos désolations

De vos plats de choucroute et vos tasses de thé

Tout le monde s'en fiche à l'unanimité"

 

Brassens exprime donc son pacifisme de façon frontale et brutale, un pacifisme radical et sans mesure. Rien ne vaut de se battre, il n'existe pas de cause juste. Il n'existe pas de guerre juste. Et Brassens va plus loin: plutôt que de faire la guerre, il donne un conseil à l'intention de tous les belliqueux. "Plutôt que de mettre en joue un vague ennemi, mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami" (Les deux oncles). Et c'est sans doute un peu ce que les collaborateurs ont tenté de faire : vivre avec l'ennemi, et le transformer en ami. C'est sans doute pour cela, et aussi par compassion pour les victimes des idées sectaires en tout genre, que Brassens prend la défense de La tondue :

"Les braves sans culottes et les bonnets Phrygiens

Ont livré sa crinière à un tondeur de chiens

J'aurais du prendre un peu parti pour sa toison

J'aurais du dire un mot pour sauver son chignon

Mais je n'ai pas bougé du fond de ma torpeur

Les coupeurs de cheveux en quatre m'ont fait peur"

 

> Dénonciation de la norme et du conformisme.

 

Brassens n'aime pas le conformisme et le respect de la norme qui conduisent les hommes à dupliquer leurs modèles de vie morne sur celui des autres, et qui les pousse à condamner celui qui suit une autre route qu'eux. Il le fait savoir dans 5 chansons fortes.

Celui qu a mal tourné / La ligne brisée / La mauvaise réputation / Les oiseaux de passage / Viens

Dans La mauvaise réputation, Brassens énumère les petites écartades qui font que tout le monde le montre au doigt (sauf les muets, ca va de soi). Brassens reste dans son lit le jour du défilé et il protège les voleurs de pommes. Tout cela lui vaut l'inimitié des braves gens. Il montre sa volonté de vivre une vie différente de celle qu'impose la norme dans La ligne brisée, chanson dont nous avons déjà fait une étude détaillée plus haut. La ligne brisée est le symbole abstrait de cette vie faite aux courbes de la personnalité de chacun, et non façonnée par la droiture de la norme.

Brassens expose, il montre ce qui le sépare des autres, dans la mauvaise réputation. Il milite pour le droit à la différence. Dans d'autres chansons, il fait l'éloge de la différence. Mais ici, le plus souvent, il se venge sur les conformistes, en humiliant les bourgeois qui mènent un rythme de vie beaucoup plus morose que celui de l'artiste. (Ce canard n'a qu'un bec, et n'eût jamais envie, de ne pas en avoir, ou bien d'en avoir deux - Les oiseaux de passage). Il va jusqu'à chanter un texte où tout ce qui s'oppose à une petite amourette est éliminé sans complaisance. Le mari est affublé de cornes, le chapeau du policier est flanqué à terre, et le garde champêtre est pendu à un arbre.

 

> L'artiste contre la politique.

Brassens a écrit quatre chansons pour exposer et expliquer sa prise de distance par rapport à la politique. Le sujet de prédilection de Brassens, c'est tout sauf la politique. Brassens est un poète, et il traite comme il se doit de choses intemporelles et esthétiques.

Honte à qui peut chanter / Le passéiste / Sauf le respect que je vous dois / Tant qu'il y aura des Pyrénées.

C'est dans Le passéiste que cette posture ressort le plus clairement. Brassens explique pourquoi sa phrase d'élection est "il était une fois, […] au risque de paraître infantile". Brassens aime le passé, pour ses vers, pour son charme désuet. Mais surtout, parce que l'on ne rencontre pas dans le passé ces gens importuns, et que la masse des "bovins" ne le piétine pas de ses "gros sabots". Dans Sauf le respect que je vous dois, Brassens affirme sa posture avec une grande clarté. De façon fugitive, au tout début de la chanson, il glisse ces deux vers :

"Si vous y tenez tant parlez moi des affaires publiques

Encore que ce sujet me rende un peu mélancolique"

Brassens se laisse aller à parler des affaires publiques, mais c'est à contrecœur. Il ne s'épanouit vraiment que lorsqu'il peut chanter le passé et/ou des thèmes poétiques - amoureux le plus souvent. Brassens aime ce qui est hors du temps. Par ailleurs, il critique vertement les chanteurs engagés, ceux qui n'ont pas fait le même choix que lui. Dans Tant qu'il y aura des Pyrénées, il fait un portrait sans complaisance des chanteurs qui font de la politique leur cheval de bataille :

 

"J'ai conspué Franco, la guitare en bataille, pendant des tas d'années

Faut dire qu'entre nous deux, simple petit détail, y'avait les Pyrénées

S'engager par le mot, trois couplets un refrain, par le biais du micro

Ca se fait sur une jambe et ca n'engage à rien, et peut rapporter gros"

Il n'y a donc aucun mérite à critiquer un dictateur, à moins que l'on ne chante dans le pays où ce dictateur sévit. Dans ce cas là, on ne s'engage jamais très longtemps : on finit dans une geôle ou sur une potence avant même d'avoir pu se faire entendre. C'est donc une lute parfaitement inféconde, et qui ne peut susciter que la dérision. Brassens reste campé sur ses positions, et pare à la contre-attaque des "Saint-Jean bouche d'or", déjouant leurs critiques avec ses arguments habituels. Dans Honte à qui peut chanter, il s'explique en organisant un véritable dialogue entre ses ennemis de pensée et lui. Tout au long de cette chanson, il défend son attitude dans toutes les périodes difficiles que la république a pu traverser. Voici l'extrait le plus marquant de cette joute :

"Honte à ce effronté qui peut chanter pendant que Rome Brûle

Elle brûle tout le temps

A l'heure de Pétain à l'heure de Laval

Que faisiez vous mon cher en plein dans la rafale

Je chantais et les autres ne s'en privaient pas

Bel ami, j'ai pleuré sur tes pas"

Brassens s'intéresse à la poésie avant tout. La poésie, comme la guerre, est un invariant humain. Mais l'un d'entre eux ne mérite que le mépris, alors que l'autre est digne de la plus haute considération. Brassens reste du côté de la poésie : c'est dans ce lieu seulement que la vie est exaltante :

 

 

"Le feu de la ville éternelle est éternel

Si dieu veut l'incendie, il veut les ritournelles

A qui fera-t-on croire que le bon populo

Quand il chante quand même est un parfait salop ?"

 

 

 

> Corpus politique - 10 chansons.
Analyse approfondie.

Poursuivant notre mouvement vers les chansons les plus marquantes de l'œuvre de Brassens, nous allons faire encore un pas en avant dans la profondeur de l'analyse. Nous n'allons plus étudier ici des thèmes du corpus politique, mais bel et bien des chansons, une à une. Nous ne pourrons bien entendu pas analyser chacune des 10 chansons de ce corpus politique. Nous allons donc éliminer les chansons redondantes, et nous concentrer surtout sur les chansons qui évoquent des thèmes que nous n'avons pas pu présenter plus haut, en raison de la rigueur de notre protocole.

Deux chansons très importantes ont été classées dans une catégorie non-homogène, que nous avions appelée 'considérations politiques diverses'. Ces deux chansons sont d'une grande importance, nous allons donc les étudier ici en détail. Il s'agit de Boulevard du temps qui passe, et de Le pluriel. Deux autres chansons traitent du thème des nationalisme / régionalisme, et l'autre semble traiter du sort du général De Gaulle. Nous n'allons étudier en détail que la première - les imbéciles heureux qui sont nés quelque part -, tant il est difficile de saisir pleinement le sens de la seconde. Il va de soi que chacune des dix chansons de ce corpus sont reproduites en annexe - textuelle et musicale si un enregistrement existe. Les six autres chansons évoquent les thèmes du pacifisme et du refus du dogmatisme. Nous nous contenterons d'étudier - pour représenter les deux thèmes - la chanson la plus profonde et la plus riche, qui est à la fois pacifiste et anti-dogmatique, et qui a fait scandale : les deux oncles. Ce sera l'occasion de revenir une dernière fois sur cette chanson très importante dans l'œuvre de Brassens.

Voici la liste des chansons que nous allons traiter, dans un ordre légèrement modifié :

-Boulevard du temps qui passe

-La ballade des gens qui sont nés quelque part

-Le pluriel

-Les deux oncles

 

  

> Boulevard du temps qui passe :

Une vision des communards.

Le Boulevard du Temps qui Passe

À peine sortis du berceau

Nous sommes allés faire un saut

Au boulevard du temps qui passe

En scandant notre "Ça ira"

Contre les vieux, les mous, les gras

Confinés dans leurs idées basses.

---

On nous a vus, c'était hier

Qui descendions, jeunes et fiers,

Dans une folle sarabande

En allumant des feux de joie

En alarmant les gros bourgeois

En piétinant leurs plates-bandes.

---

Jurant de tout remettre à neuf

De refaire quatre-vingt-neuf

De reprendre un peu la Bastille

Nous avons embrassé goulus

Leurs femmes qu'ils ne touchaient plus

Nous avons fécondé leurs filles.

---

Dans la mare de leurs canards

Nous avons lancé goguenards

Force pavés, quelle tempête !

Nous n'avons rien laissé debout

Flanquant leurs Credo, leurs tabous

Et leurs dieux, cul par-dessus tête.

---

Quand sonna le "Cessez le feu"

L'un de nous perdait ses cheveux

Et l'autre avait les tempes grises

Nous avons constaté soudain

Que l'été de la Saint-Martin

N'est pas loin du temps des cerises.

---

Alors, ralentissant le pas

On fit la route à la papa

Car, braillant contre les ancêtres

La troupe fraîche des cadets

Au carrefour nous attendait

Pour nous envoyer à Bicêtre.

---

Tous ces gâteux, ces avachis,

Ces pauvres sépulcres blanchis

Chancelant dans leur carapace

On les a vus, c'était hier

Qui descendaient, jeunes et fiers

Le boulevard du temps qui passe.

----------

 

 

Le boulevard du temps qui passe est une chanson atypique dans l'œuvre de Brassens. Brassens chante qu'au delà de quatre, on est une bande de cons. Aussi ne pouvons nous que nous étonner de le voir raconter la vie des communards, et des agitateurs sociaux dans leur ensemble, qui vivent en groupe et agissent selon des préceptes - des idées.

L'interprétation de cette chanson n'est pas évidente. Comme dans tout poème en vers court, Brassens a du faire l'économie d'une situation, et des nombreux détails qui nous auraient permis de dire sans erreur possible de quoi il s'agit. On peur d'ailleurs penser que c'est un des ressorts de la poésie, de dire peu, tout en suggérant beaucoup, et en laissant planer une grande ombre mystérieuse.

Trois indices nous ont cependant fait penser qu'il s'agissait des communards. Le titre de la chanson nous a mis sur la voie. Le boulevard du temps qui passe était à coup sûr une métaphore, une métaphore du temps sans fin, du temps qui accepte le progrès, ce temps que les lumières ont découvert, et que le XIXe siècle symbolise à lui tout seul. Brassens avait une solide culture d'autodidacte. Il est fort probable qu'il ait fait référence au progrès politique, à travers cette métaphore assez fine. Le boulevard est le lieu où l'on construit la révolution moderne. La révolution moderne est l'évènement qui brise le temps cyclique, et fait entrer la politique dans l'histoire, continue, tendant vers le progrès.

Le deuxième indice qui nous a mis sur la voie, nous l'avons trouvé dans la personnalité des jeunes hommes qui bousculent les idées basses et les hommes mous et gras. Brassens les dépeint un peu comme des coquins, mais dans son esprit, il peut s'agir de révolutionnaires, puisque l'adultère est une forme de déstabilisation sociale qui l'amuse beaucoup.

Le troisième aspect qui a achevé de nous convaincre, nous l'avons trouvé dans une double référence historique : la référence directe aux communards - le temps des cerises -, et à leur histoire sanglante - ils furent massacrés et arrêtés par les cadets, puis mis aux arrêts plusieurs dizaines d'années, pour ceux qui furent capturés.

Nous pensons donc que Brassens chante ici un récit épique de la vie des révolutionnaires du XVIIIe siècle, ceux qui ont luté d'abord pour la république, puis pour la commune. Brassens chante peut-être même la seule forme de participation politique qui lui agrée : l'agitation sociale et la mise à bas du pouvoir. Mais nous ne pourrons vérifier notre hypothèse que dans la troisième partie, lorsque nous entrerons dans l'analyse critique des rapports entre Brassens et la politique.

L'atmosphère insurrectionnelle de cette chanson a été tirée par Brassens vers les thèmes qui lui sont chers. Il est peu courant de mettre en liaison l'adultère, et l'agitation de toutes les chaumières avec la révolution et le changement politique. On voit bien ici que pour Brassens, le plaisir que l'on retire d'une révolution va au delà du simple changement de système. Il vient d'un instinct plus profond, qui consiste à chambouler l'ordre établi, à mettre sans dessus dessous tout ce qui est figé, tout ce qui est calme, paisible et heureux d'exister comme tel. Brassens dirait aussi tout ce qui est médiocre et petit-bourgeois.

Il faut une dernière fois noter que cette chanson s'inscrit en faux contre tout ce que Brassens a tenté de faire passer. Nous pensons qu'il est nécessaire de citer encore une fois ces quelques vers, tirés de

Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées

Des idées comme ça qui viennent et qui font

Trois petits tours trois petits morts et puis s'en vont

---

Qu'aucune idée sur terre est digne d'un trépas

Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas

Que prendre sur le champ l'ennemi comme il vient

C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens.

Ici, il est très clair que les communards sont des héros, et que la révolution est présentée sous des traits flatteurs. Il y a donc une forme de révolution, une forme de combat politique, que Brassens ne rejette pas tout à fait. Nous tenterons plus loin de comprendre pourquoi.

 

 

>La Ballade des gens qui sont nés quelque part.

Fustigation des régionalismes et nationalismes

 

 

 

 

La Ballade des Gens qui sont nés Quelque Part

C'est vrai qu'ils sont plaisants tous ces petits villages

Tous ces bourgs ces hameaux ces lieux-dits ces cités

Avec leurs châteaux forts leurs églises leurs plages

Ils n'ont qu'un seul point faible et c'est d'être habités.

Et c'est être habités par des gens qui regardent

Le reste avec mépris du haut de leurs remparts

La race des chauvins des porteurs de cocardes

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. (Bis)

---

Maudits soient ces enfants de leur mère patrie

Empalés une fois pour toutes sur leur clocher

Qui vous montrent leurs tours leurs musées leur mairie

Vous font voir du pays natal jusqu'à loucher.

Qu'ils sortent de Paris ou de Rome ou de Sète

Ou du diable vauvert ou bien de Zanzibar

Ou même de Montcuq ils s'en flattent mazette

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. (Bis)

---

Le sable dans lequel douillettes leurs autruches

Enfouissent la tête on trouve pas plus fin

Quant à l'air qu'ils emploient pour gonfler leurs baudruches

Leurs bulles de savon c'est du souffle divin.

Et petit à petit les voilà qui se montent

Le cou jusqu'à penser que le crottin fait par

Leurs chevaux même en bois rend jaloux tout le monde

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. (Bis)

---

C'est pas un lieu commun celui de leur naissance

Ils plaignent de tout cœur les pauvres malchanceux

Les petits maladroits qui n'eurent pas la présence

La présence d'esprit de voir le jour chez eux.

Quand sonne le tocsin sur leur bonheur précaire

Contre les étrangers tous plus ou moins barbares

Ils sortent de leur trou pour mourir à la guerre

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. (Bis)

---

Mon Dieu qu'il ferait bon sur la terre des hommes

Si l'on n'y rencontrait cette race incongrue

Cette race importune et qui partout foisonne

La race des gens du terroir des gens du cru.

Que la vie serait belle en toute circonstance

Si vous n'aviez tiré du néant ces jobards

Preuve peut-être bien de votre inexistence

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. (Bis)

----------

 

Ici, l'opinion de Brassens est très claire. Il prend pour cible les personnes qui se flattent de l'endroit ou elles sont nées, et qui en retirent une certaine fierté. Brassens fustige donc tous les personnages qui défendent leur attachement à une quelconque unité géographique, qu'elle soit nationale, régionale, ou locale. Mais si Brassens englobe tous les "gens qui son nés quelque part" dans une même chanson, et dans un même jugement, on peut dire que c'est principalement les habitants des villages qu'il vise. C'est dans l'opinion du villageois qu'on perçoit le mieux le ridicule qu'il y a à investir une forte charge affective dans un lieu.

Il aurait sans doute été nettement plus complexe - et moins efficace - de montrer qu'il est idiot d'être attaché à son pays. On voit très bien comment se rire des petitesses du paysan, qui est attaché à toutes les plus minuscules caractéristiques de sa région. Présentée sous cet angle, la fierté locale ne peut sembler que ridicule. Il est plus difficile de faire la même chose avec le français et la France. L'auditeur aurait manqué de recul pour pouvoir saisir le sens de la critique de Brassens. Ce qui est facile à voir à une petite échelle est moins facile à voir à une grande échelle, mais reste toujours valable. C'est pourquoi Brassens a éclairé ce problème en prenant pour exemple la situation sous laquelle il était le plus facile à percevoir. Brassens fait donc preuve d'une grande habileté, comme souvent. Sa chanson est construite de façon à ne pas rester lettre morte. Conçue autrement, elle se serait contentée de ravir ceux qui sont en phase avec ses idées, et de choquer les autres. Brassens a préféré lui donner une véritable structure pédagogique. Présentée sous cette angle, la chanson permet à un plus grand nombre d'auditeurs de prendre le recul nécessaire à la compréhension du problème.

Brassens en profite enfin pour rappeler pourquoi ces gens sont une 'race importune et qui partout foisonne' : le patriotisme rend agressif, et donne envie de défendre quelque chose qui n'en vaut pas la peine. Jusqu'à s'affronter et mourir dans une guerre dont ont sait combien Brassens a horreur.

Mais cette chanson n'est pas seulement une admirable leçon de cosmopolitisme, elle est aussi un violent coup de sang contre ces gens que Brassens exècre vraiment : les belliqueux et les cocardiers. Ceux qui lui donnent une raison de plus de douter de dieu.

 

> Le pluriel.

Individualisme

 

 

Le Pluriel

 

"Cher Monsieur", m'ont-ils dit, "vous en êtes un autre"

Lorsque je refusai de monter dans leur train

Oui sans doute mais moi j'fais pas le bon apôtre

Moi, je n'ai besoin de personn' pour en être un.

---

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons

Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

Dans les noms des partants on verra pas le mien.

---

Dieu que de processions de monômes de groupes

Que de rassemblements de cortèges divers

Que de ligues que de cliques que de meutes que de troupes

Pour un tel inventaire il faudrait un Prévert.

---

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons

Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

Parmi les cris des loups on n'entend pas le mien.

---

Oui la cause était noble, était bonne, était belle

Nous étions amoureux nous l'avons épousée

Nous souhaitions être heureux tous ensemble avec elle

Nous étions trop nombreux nous l'avons défrisée.

---

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons

Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

Parmi les noms d'élus on verra pas le mien.

---

Je suis celui qui passe à côté des fanfares

Et qui chante en sourdine un petit air frondeur

Je dis à ces Messieurs que mes notes effarent :

" Tout aussi musicien que vous tas de bruiteurs ".

---

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons

Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

Dans les rangs des pupitres on verra pas le mien.

---

Pour embrasser la dam' s'il faut se mettre à douze

J'aime mieux m'amuser tout seul cré nom de nom

Je suis celui qui reste à l'écart des partouzes

L'obélisque est-il monolithe oui ou non ?

---

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons

Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

Au faisceau des phallus on verra pas le mien.

---

Pas jaloux pour un sou des morts des hécatombes

J'espère être assez grand pour m'en aller tout seul

Je ne veux pas qu'on m'aide à descendre à la tombe

Je partage n'importe quoi pas mon linceul.

---

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

Est plus de quatre on est une bande de cons

Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

Au faisceau des tibias on verra pas les miens.

----------

 

 

Cette chanson nous entraînerait très loin, si nous en tirions toutes les conséquences politiques et philosophiques. Mais nous nous contenterons de l'éclairer, et non de l'interpréter. Elle apporte de très précieuses précisions à tout ce que Brassens avait pu dire jusqu'alors au sujet de la politique. Le message de cette chanson est le suivant : Brassens refuse - en règle générale -, que l'on formule une idée quelconque à partir du moment où l'on est plus de quatre. De même, Brassens refuse - de façon générale -, que l'on agisse en groupe, sauf si le groupe ne dépasse pas le nombre de quatre membres. Agir pour changer le monde selon son idée, c'est bien plus grave que penser que le monde devrait être changé. "Le pluriel ne vaut rien à l'homme".

Le danger commence quand l'homme se dilue dans le groupe. La contrainte commence dés que l'homme se réunit en groupe pour imposer une idée de groupe. Le groupe, c'est la limitation de notre liberté en tant qu'individu, c'est la réduction de notre volonté personnelle. Si nous allons un peu plus loin que la lettre du texte, nous pouvons dire que c'est dans le groupe que l'on est contaminé par un certain vertige, le vertige qui fait de nous un suiveur, et qui transforme le groupe en 'meute'. Brassens a peur du groupe, Brassens est contre le principe du groupe. Brassens milite pour que l'homme ne se coule pas dans cette facilité. Et si l'on souhaite tout de même agir pour une cause, autant agir seul. Sans cela, selon les termes de Brassens, on défrise la cause. 

Cette chanson est très proche de toutes celles que Brassens a écrites sur le refus des dogmatismes. Mais elle est en même temps beaucoup plus abstraite, plus théorique, et va plus loin dans l'explication. En réduisant ainsi son refus et sa peur des dogmatismes à une revendication d'individualisme politique, Brassens donne une définition plus précise de son opposition aux dogmatismes. Brassens donne aussi un mode d'emploi pour éviter de sombrer dans tout ce qu'il conteste : ne jamais agir, et ne jamais réfléchir à plus de quatre, sous peine d'ouvrir la boite de pandore.

Cette boite de pandore contient pèle mêle la guerre, l'agitation réactionnaire, les dérapages idéologiques, l'abrutissement des masses, et au final la mort - qui est la conclusion la plus extrême de la libération de ces maux.

Brassens se refuse donc à partir à la guerre, à crier au loup, à se faire élire, à jouer dans un orchestre militaire, à admirer l'obélisque, et à compter parmi les morts politiques. C'est le dernier détail qu'il veut nous communiquer dans sa chanson. Et il ne se gênera pas pour railler et même pour insulter ceux qui se livrent à ce genre de compromissions.

 

 

 

> Le deux oncles

Pacifisme

 

 

Les Deux Oncles

 

C'était l'oncle Martin c'était l'oncle Gaston

L'un aimait les Tommies l'autre aimait les Teutons

Chacun pour ses amis tous les deux ils sont morts

Moi qui n'aimais personne eh bien je vis encor.

---

Maintenant chers tontons que les temps ont coulé

Que vos veuves de guerre ont enfin convolé

Que l'on a requinqué dans le ciel de Verdun

Les étoiles ternies du maréchal Pétain.

---

Maintenant que vos controverses se sont tues

Qu'on s'est bien partagé les cordes des pendus

Maintenant que John Bull nous boude maintenant

Que c'en est fini des querelles d'Allemand.

---

Que vos filles et vos fils vont la main dans la main

Faire l'amour ensemble et l'Europ' de demain

Qu'ils se soucient de vos batailles presque autant

Que l'on se souciait des guerres de Cent ans.

---

On peut vous l'avouer maintenant chers tontons

Vous l'ami des Tommies vous l'ami des Teutons.

Que de vos vérités vos contrevérités

Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

---

De vos épurations vos collaborations

Vos abominations et vos désolations

De vos plats de choucroute et vos tasses de thé

Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

---

En dépit de ces souvenirs qu'on commémore

Des flammes qu'on ranime aux monuments aux Morts

Des vainqueurs des vaincus des autres et de vous

Révérence parler tout le monde s'en fout.

---

La vie comme dit l'autre a repris tous ses droits

Elles ne font plus beaucoup d'ombre vos deux croix

Et petit à petit vous voilà devenus

L'Arc de Triomphe en moins des soldats inconnus.

---

Maintenant j'en suis sûr chers malheureux tontons

Vous l'ami des Tommies vous l'ami des Teutons

Si vous aviez vécu si vous étiez ici

C'est vous qui chanteriez la chanson que voici.

---

Chanteriez en trinquant ensemble à vos santés

Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées

Des idées comme ça qui viennent et qui font

Trois petits tours trois petits morts et puis s'en vont.

---

Qu'aucune idée sur terre est digne d'un trépas

Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas

Que prendre sur le champ l'ennemi comme il vient

C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens.

---

Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi

Mieux vaut attendre un peu qu'on le change en ami

Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main

Mieux vaut toujours remettre une salve à demain.

---

Que les seuls généraux qu'on doit suivre au talon

Ce sont les généraux des p'tits soldats de plomb

Ainsi chanteriez-vous tous les deux en suivant

Malbrough qui va-t'en guerre au pays des enfants.

---

Ô vous qui prenez aujourd'hui la clef des cieux

Vous les heureux coquins qui ce soir verrez Dieu

Quand vous rencontrerez mes deux oncles là-bas

Offrez-leur de ma part ces "Ne m'oubliez pas".

---

Ces deux myosotis fleuris dans mon jardin

Un p'tit "forget me not" pour mon oncle Martin

Un p'tit "vergiss mein nicht" pour mon oncle Gaston

Pauvre ami des Tommies pauvre ami des Teutons.

----------

 

 

Cette chanson - qui a fait scandale (cf I 2) - est sans doute l'une des plus choquantes de l'œuvre de Brassens. Elle mène à leur terme, sans complaisance, les conséquences les plus profondes et les plus étonnantes que le pacifisme de Brassens induise. Elle est construite en trois parties, avec une introduction. L'introduction sert à placer le décor: Brassens s'adresse à un vieil oncle collaborateur, et à un vieil oncle résistant. Dans la première partie, Brassens montre qu'aujourd'hui, tout ce qui donnait un sens à la deuxième guerre mondiale a été balayé par les années. Il n'en reste plus rien, personne ne s'en soucie plus. Puis il revient dans le passé, énumérant quelques topiques idéologiques de la guerre 39-45, pour en dire que désormais 'tout le monde s'en fiche à l'unanimité". Et enfin, il en tire les conséquences : la guerre est absurde et ne vaut pas qu'on y laisse sa vie.

La structure des Deux oncles est très simple, articulée autour d'une démonstration en trois temps. Mais prise dans le détail, la chanson est constituée d'une succession d'affirmations particulièrement riches de sens, et dont l'intention semble très nettement polémique. Brassens écrit-t-il pour choquer ? Nous n'avons pas d'élément qui nous permette de le penser. Et même s'il place çà et là des petites phrases particulièrement corsées, le tout, lissé de ses excès, correspond bien à la pensée constante de Brassens sur ce sujet. On peut aussi ajouter que Brassens a été surpris et blessé par la réaction du public à cette chanson. Il a même pensé un instant en modifier légèrement le texte. Tout cela nous incite à supposer que Brassens a écrit cette chanson en y croyant fermement, et en y mettant pas beaucoup plus de vers provocants qu'à son habitude.

Les choses s'expliquent ainsi : pour Brassens, la collaboration n'est pas une trahison, ou un acte immoral. Il a bien montré dans La tondue qu'il préférait les boucles tombées de la collaboratrice aux médailles de la nation reconnaissante. Pour Brassens, la résistance n'est pas non plus une activité noble. Ce n'est rien de plus que la prolongation de la guerre, activité stupide s'il en est. Le bilan de la collaboration se résumera pour lui à quelques morts en plus. Brassens préfère croire en l'Europe de demain - référence à la construction Européenne naissante -, plutôt qu'aux Tommies ou aux Teutons.

Nous souhaitons également mettre l'accent sur un autre point intéressant, et plus difficile à pénétrer que d'autres. Brassens, dans sa démonstration, a besoin de montrer que tous les symboles forts de la guerre sont aujourd'hui désuets, et ont perdu toute leur importance. C'est ainsi que nous expliquons ce vers : " Que l'on a requinqué dans le ciel de Verdun / Les étoiles ternies du maréchal Pétain". C'est l'époque où l'on entend de plus en plus que Pétain a fait ce qu'il a pu pour préserver la France des dangers qui la menaçaient. (Pétain aurait eu le courage de faire le sale boulot de l'entre deux guerres). Dans le même esprit, Brassens explique aux deux oncles que la vieille inimitié Franco-Allemande a disparu, et que l'Europe de demain a remplacé les rancœurs. Brassens explique enfin que le partage des responsabilités a été fait, et qu'il n'en reste plus de polémique. Les cordes des pendus ont été rendues aux amis des 'Tommies' et aux amis des 'Teutons'. Il semble presque que les amis des Tommies aient dans son esprit autant à se reprocher que les amis des Teutons. L'équilibre des torts est un préalable nécessaire à l'oubli. Tout est résolu, et les oppositions d'avant-guerre n'ont plus aucun sens.

C'est sans doute dans cette chanson que le pacifisme de Brassens paraît le plus étonnant, et il faut bien le dire, le plus choquant. Mais Brassens a assumé chacune des paroles des Deux oncles. Aucune situation ne vaut qu'on se batte pour la changer : on ne peut que l'empirer en se battant.

 

 

 

 

3 – Analyse thématique des autres sources

 

  

Nous avons déjà dit combien les autres sources étaient dignes de faire l'objet d'une étude approfondie. Nous avons décidé de concentrer notre attention sur deux sources sûres et particulièrement riches : les articles attestés de Brassens dans Le Libertaire, et l'entretien de Brassens avec Jacques Chancel.

 

A - Le libertaire

a - Les articles du Libertaire: approche thématique

> Introduction

- Forme -

Les 15 articles que 'Gilles Colin' a signés dans le libertaire sont de Georges Brassens, selon le propre aveu de l'auteur. Il est intéressant de dire quelques mots sur la forme des articles, avant d'aller plus loin. Brassens est d'abord un poète, et ses premiers articles font montre d'un désintérêt complet pour les règles du journalisme, ou au moins d'un manque d'intérêt pour les quelques règles élémentaires de la rédaction d'articles. C'est à peine si ses premiers articles contiennent l'exposition d'un fait. Brassens introduit longuement ce qui est censé être le cœur de son article, avec des considérations diverses et générales, esthétiques, politiques, philosophiques … Ces longues digressions sont construites comme des chansons, faisant la part belle au style, et surtout aux chutes humoristiques ou spirituelles. Brassens aime ménager un effet de surprise, et prend la forme de ses articles très au sérieux. Les liens logiques sont donc délaissés au profit de liens drôles et spectaculaires, de chutes savantes mais impropres à faire d'un article un construit clair et rationnel. Les données factuelles sont délaissées, et l'on peut même pointer du doigt quelques inexactitudes, supputations et autres déformations volontaires de la réalité. Les thèmes sont choisis de la même façon que Brassens pourrait choisir le thème d'une chanson un peu "potache". Le 4e article, dont le titre est le suivant : inconvénients et avantages de l'automne, fait même l'économie d'un prétexte. Il n'est plus qu'une suite de digressions plus ou mois intéressantes, liées par un art de la 'réthorique-spectacle' consommé. Cet article, comme tous les premiers articles de la série, est agréable à lire et remarquablement bien écrit. Mais il est aux antipodes des règles que l'on enseigne aux journalistes. Par la suite, les articles de Brassens se rapprocheront de plus en plus de ce que l'on est en droit d'attendre d'un journaliste. L'auteur assumera de plus en plus ses opinions en les plaçant dans une chaîne d'argumentation logique, débarrassée des effets spectaculaires des débuts, et qui nous apprennent un peu plus sur les idées politiques de Brassens.

- Thèmes -

Seuls deux articles - sur les 15 qu'a écrits Brassens -, nous ont paru indignes d'alimenter notre réflexion sur les idées politiques de Brassens. Ce qui signifie que 13 des articles de notre corpus 'journalistique' contiennent un - ou plusieurs - thème(s) à caractère politique. Nous en avons référencés onze. Nous allons les présenter de façon synthétique, avant de les énumérer un par un, accompagnés du nom des articles dans lequel ils figurent.

 

> Synthèse.

Le ton des articles de Brassens est virulent, agressif - même s'il ne manque pas de malice -, licencieux, et parfois même insultant. Brassens déclare ouvertement souhaiter la mort de bon nombre de 'flics'. Ces articles sont des tranches de brûlot, qui reposent sur des haines profondes, puisqu'ils sont écrits avec beaucoup de soin. Brassens tape sur des cibles diverses, dans la totalité de ses articles. Les cibles de ses chansons, les cibles sociales - non directement politiques -, sont reprises ici, dans un ordre d'importance légèrement bouleversé. Brassens ne s'embarrasse plus ici de la morale. Ceux qu'il hait le plus, ce sont sans doute les gendarmes, qui deviennent le thème principal de ses articles. On ne compte pas moins de 7 articles dans lesquels les gendarmes sont humiliés, critiqués, et où l'on se félicite de leur mort. 4 des 15 articles sont explicitement consacrés à ce thème.

Brassens prend d'autres personnages pour cible. Les bonnes gens sont l'objet d'une attaque fugitive, particulièrement grossière, qui rappelle - beauté des métaphores mise à part -, les attaques bien plus nombreuses du chanteur contre le conformisme et les braves gens, qui n'aiment pas qu'on suive une autre route qu'eux. Brassens critique aussi par deux fois les commerçants - les mercantis -, qui sont des profiteurs. Les curés et la religion sont eux aussi égratignés au passage, dans trois textes - dont l'un est particulièrement spirituel (texte 3).

Mais les attaques de Brassens prennent parti de façon beaucoup plus précise que dans ses chansons contre nombre d'institutions politiques, de façon plus argumentée que pour les thèmes évoqués ci-dessus. Il prend parti de façon extrêmement nette contre la politique, telle qu'on la pratique en France en 1946. Les hommes politiques sont présentés comme les pires malfaiteurs qu'il soit, humiliés par de nombreux petits sobriquets. Brassens espère même ouvertement qu'on les pendra, ou qu'on les chassera avec des balles en plomb de leurs palais. Les politiques nous volent notre liberté, notre bonheur, et nous immobilisent dans des chaînes.

Autre attaque tranchant avec le ton de ses chansons, Brassens livre bataille dans cinq articles contre les plumes staliniennes de l'Humanité en particulier, et les Staliniens en général. Il les attaque sur des points de détail, et sur des principes généraux. Pour ce qui est des principes généraux, nous avons noté que Brassens dit de Staline qu'il est un 'Papa' qui entretient des artistes, et leur dicte, ainsi qu'aux journaux Français, la ligne de leurs écrits. Plus loin, il critique violemment les opinions de deux rédactrices dans des journaux communistes à l'occasion du procès de Nuremberg. Il met leur humanisme en balance avec le plaisir qu'elles peuvent prendre à voir ces hommes exécutés. Brassens est fidèle à ses idées : on peut tout pardonner, rien ne vaut une mort politique.

Puis Brassens en revient à ses cibles politiques favorites : la dénonciation des patriotes, du patriotisme, des guerres, et des généraux. Il expose ses idées dans six articles, dont un est entièrement dédié au thème de l'anti-militarisme. Brassens y ridiculise un général qui a voulu construire un vraie ville pour tester les dégâts d'une bombe nucléaire sur une cible réelle. Brassens prend également à parti Maurice Schumann, qui a incité de jeunes gens à la résistance pour la patrie depuis sa retraite de Londres, envoyant ainsi des milliers de têtes brûlées à une mort certaine. En toute logique, il fustige aussi les patriotes qui font de petits drapeaux bleu-blanc-rouge, ou encore ceux qui traitent les Allemands de 'boches', ce qui est la meilleure façon de s'assurer qu'une troisième guerre mondiale aura bien lieu, aux yeux de Brassens.

Comment tirer conséquence de tous ces constats ? Comment agir lorsque l'on est en phase avec les opinions politiques que Brassens exprime dans le Libertaire ? C'est là l'autre surprise de notre étude thématique : Brassens propose une solution, une façon d'agir sur le contexte politique. Chose qui faisait tout à fait défaut à ses chansons. Brassens incite donc implicitement les lecteurs du libertaire à ne pas voter, à ne pas donner leur permission aux hommes politiques d'usurper leur liberté. La peinture qu'il fait, dans deux textes, du vote incite à ne plus se prêter à cette mascarade. Brassens incite aussi à ne pas faire la guerre, dans plusieurs chansons. Mais ce qui est le plus marquant, c'est qu'il incite les lecteurs du libertaire à se coaliser pour faire tomber le système, à mener une véritable petite insurrection libertaire, pour chasser les hommes politiques de leurs positions. La foule, unie, est plus forte que la troupe. Un exemple italien en fait la preuve : 8000 manifestants sont parvenus à se jouer des gardes civils qui leurs ont par deux fois tiré dessus, et à entrer dans l'endroit où siège le gouvernement Italien. Brassens érige cet épisode sanglant en modèle. La seule attitude politique envisageable, c'est la révolte, l'insurrection. Selon les mots de Brassens, le peuple Italien "vient de nous suggérer ce qu'il serait possible de faire si nous levions tous en même temps comme un seul homme".

 

Dernier thème que nous avons relevé dans la série d'articles de Gilles Colin - allias Georges Brassens : la défense de parias. Une fois de plus, Brassens montre longuement son attachement aux personnages qui souffrent d'une 'mauvaise réputation' (5 textes). Mais cette fois-ci, les personnages qu'il a choisis sont beaucoup plus choquants que ceux qu'il a pu mettre en scène dans ses chansons. Les gangsters sont explicitement félicités de revenir s'occuper des policiers, et délester les mercantis de leurs richesses. Aragon est félicité d'avoir cambriolé une église dans sa jeunesse. Plus étonnant encore, Brassens défend les plus haïs des parias : les oppresseurs nazis, contre l'agression des Français. Si l'on peut encore douter dans l'article numéro 12 que Brassens défende les Nazis contre M.Schuman par pur principe - et non pour éviter que Schuman incite les Français à aller se faire massacrer contre l'occupant -, la question ne se pose plus dans les articles 7a et 7b. Brassens défend alors les criminels de guerre nazis contre la vindicte de deux journalistes de la presse communiste. Il affirme ainsi de façon plus que radicale son opposition aux exécutions, son refus de la peine de mort, sa grande capacité à pardonner, et à remettre en liberté des hommes qui ont participé à la deuxième guerre mondiale dans le commandement allemand. Brassens ne veut pas se réjouir de l'exécution d'un homme, fut-il un criminel de guerre nazi, c'est à dire le plus honni des parias. Il conseille l'indulgence, et hait ouvertement la vengeance.

 

 

 

> Tableau statistique

- Titres des articles

Les textes de ces articles sont reproduits dans leur intégralité à la fin de ce mémoire, dans les annexes. Nous conseillons la lecture des articles 6 - 7b - 10 -12, qui apportent de précieux éclaircissements sur les chansons que les annexes reproduisent également. Dans tous les articles reproduits en annexe, les passages les plus intéressants ont été mis en fond gris, afin de baliser la lecture.

1 - Vilains propos sur la maréchaussée - 20 Sept 46

2 - Avec les artistes des lendemains qui chantent - 27 Sept 46

3 - Le hasard s'attaque à la police - 27 Sept 46

4 - Inconvénients et avantages de l'Automne - 4 Oct 46

5 - Au sujet de la bombe atomique - 4 Oct 46

6 - La mort s'en va-t-en guerre contre les gendarmes - 11 Oct 46

7a - Quand les bas bleus voient rouge : Simone Théry de L'humanité - 11 Oct 46

7b - Quand les bas bleus voient rouge : Madeleine Jacob de Franc-Tireur - 11 Oct 46

8 - Aragon a-t-il cambriolé l'Eglise de bon-secours ? - 18 Oct 46

9 - Les policiers tirent en l'air, mais les balles fauchent le peuple - 18 Oct 46

10 - Qu'attend la masse pour se soulever ? - 18 Oct 46

11 - Ils ont des yeux … et ne voient pas - 1er Nov 46

12 - Les grandes résistances. Mais oui ,mon capitaine - 8 Nov 46

13 -Critiques littéraires - 15 Nov 46

14 -Au caveau de la république. Triomphe de Raymond Asso - 29 Nov 46

15 - La chanson - 21 Juin 47

 

- Tableau

 

Total

1

2

3

4

5

6

7a

7b

8

9

10

11

12

13

14

15

Haine des gendarmes

7

x

 

X

x

x

X

 

 

 

X

 

 

 

x

 

 

Antipatriotisme

3

 

x

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

x

 

x

 

Anti-Stalinisme (+ L'Humanité)

5

 

X

 

x

 

 

x

x

X

 

 

 

 

 

 

 

Haine des "braves gens"

1

 

 

 

x

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Opposition au vote

2

 

 

 

x

 

 

 

 

 

 

x

 

 

 

 

 

Soutien apporté aux parias

5

 

 

 

x

 

 

X

X

x

 

 

 

X

 

 

 

Pacifisme, anti-militarisme

3

 

 

 

 

X

 

 

 

 

 

 

 

x

 

x

 

Anti-politique et hommes politiques

5

 

 

 

 

 

 

 

x

 

x

x

 

x

 

x

 

Anti-cléricanisme

3

 

 

x

 

 

 

 

 

x

x

 

 

 

 

 

 

Incitation révolutionnaire

2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

x

X

 

 

 

 

 

Anti-commerçants

2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

x

x

 

 

 

 

 

x = Thème abordé dans la chanson - X = Thème de la chanson

 

 

b - Les articles du Libertaire : approche analytique – l’anarchisme de l’homme en action

> Introduction

Nous allons poursuivre notre étude des thèmes des articles de Brassens, en entrant dans le détail de chacun des thèmes qui nous ont paru pertinents. Il nous a semblé inutile de nous attarder sur plusieurs thèmes. Nous allons les détailler ici. Le thème des commerçants est un thème périphérique dans notre étude, au regard de la richesse des articles que nous traitons. Le thème de l'anticléricanisme est traité par Brassens avec beaucoup de spiritualité, mais nous pensons qu'il n'apporte rien à ce que nous en avons déjà dit dans le II 2. La fustigation des gens de bien ne mérite pas plus de retenir notre attention, pas plus que le patriotisme ou encore le pacifisme - rien de nouveau n'est dit à leur propos. Les attaques lancées contre les gendarmes ne sont quand à elles de pures manifestation de haine, qui ne pourront pas nous donner d'idées exploitables pour ce mémoire, à une exception près que nous traiterons rapidement. Nous analyserons l'anti-Stalinisme de Brassens : l'opinion de Brassens sur ce sujet mérite notre attention. Nous explorerons aussi de façon détaillée les thèmes les plus intéressants : le refus du vote, le soutien aux plus haïs des parias, le refus de la politique et des politiques, et enfin l'incitation à la révolution.

Anti-Stalinisme / Anti-vote / Anti-politiques / Incitation révolutionnaire / Soutien aux parias.

> Anti-Stalinisme

Lorsque l'on lit que Brassens fustige Staline, en 1946, on est d'abord tenté par un mouvement d'enthousiasme. Brassens aurait compris avant les autres que Staline n'était pas le philosophe roi dont certains rêvaient. Mais en approfondissant quelque peu notre étude, force est de constater que les choses ne sont pas si simples. Brassens a deux raisons d'envoyer autant de piques vers Staline : Staline est communiste, et Brassens est anarchiste - de ceux parmi les anarchistes qui ne supportent pas les communistes. Deuxième nuance : Brassens est polémiste, de ceux parmi les polémistes qui aiment utiliser une référence itérative, un point d'appui sur lequel revenir systématiquement pour les besoins de la construction de son article. Un sorte de Leitmotiv que l'on agite sans trop se soucier de la véracité de ses propos. Nous allons citer tous les passages dans lesquels Brassens fustige Staline, ou plus exactement, ou il fustige les thuriféraires de Staline, et leur chef au passage :

 

---Brassens critique les critiques des rédacteurs de l'Humanité :

"Nous ne cessons de le clamer et de le proclamer. Les staliniens sont des êtres extrêmement spirituels. Et altruistes, par-dessus le marché, ce qui ne gâte rien. Grâce à eux, ce journal tristement imbécile que l'on nomme "Le Libertaire", reçoit hebdomadaire ment sa petite ration d'esprit. "

---Brassens défend le libertaire d'être réactionnaire, et contre-attaque

"D'ailleurs, le manque de mémoire est inhérent à l'espèce stalinienne. Mnémosyne, la déesse de la mémoire, n'a pas l'air de vivre en bonne intelligence avec elle. […] Il oubliait le brave type que Jacques Doriot, l'illustre inventeur de la L.V.F., avait activement milité auparavant dans les rangs communistes."

(Avec les artisans des lendemains qui chantent - Article N° 2 )

---Brassens s'en prend aux compagnons de route.

"Les poètes staliniens vont taquiner les braves muses qui pourtant ne leur ont rien fait. Éluard, Aragon et consorts demanderont au bon papa Staline l'autorisation de chanter la chute des feuilles... Staline, si généreux, la leur accordera et nous en supporterons les horribles conséquences".

(Inconvénients et avantages de l'Auptomne - Article N° 4)

---Brassens prétend qu'Aragon n'a pas commis un deuxième cambriolage d'église.

-Aragon avait cambriolé une église dans sa jeunesse -

"Aragon n'a pas besoin de voler pour se procurer des subsides. Il lui suffit de se baisser aux pieds de ses maîtres. C'est plus facile et moins dangereux".

(Aragon a-t-il cambriolé l'église de Bon-Secours ? - Article N° 8)

---Brassens attaque la rédactrice de l'humanité.

"La stupeur, la colère et la douleur sont de bien vilaines personnes. Elles paralysent Simone Tery de l'organe central du parti communiste français. L 'auteur de "La porte du soleil". Une porte blindée destinée à empêcher les lecteurs de "l'Humanité" d'entretenir de saines relations avec la lumière de l'astre du jour."

"Malgré le terrible slogan qui dit "menteur comme un rédacteur de "L 'Humanité"".

(Quand les bas bleus voient rouge - Article N° 7a)

 

En observant attentivement ces articles, on se rend compte que les critiques exercées par Brassens sur les Staliniens sont des critiques contextuelles, qui ne portent de fait que sur les journalistes visés - à quelques exceptions près. Toutes ces critiques contextuelles sont dépourvues d'intérêt pour notre étude. Mais les critiques générales sont beaucoup plus intéressantes.

Rien n'indique, dans l'article 2, que les attaques dirigées contre l'espèce stalinienne ne sont pas des critiques contre les journalistes de l'Humanité. Nous pensons que - par contre -, Brassens critique le statut des compagnons de route de façon assez générale. Brassens incline à penser qu'Aragon n'est pas libre de ses mots, et qu'il s'accommode de cette servitude grâce aux subsides que lui verse le parti communiste. Brassens pense que le parti communiste est directement aux ordres de Staline. Ce qui n'est sans doute pas une erreur de jugement, puisque Maurice Thorez, la figure forte du parti, est en lien direct avec Staline. Les artistes, comme le pense Brassens, sont en lien étroit avec le parti, eux même en lien avec le Komintern qui se fait écho de la doctrine Jdanov : les artistes doivent exalter le parti et le communisme. De là à soupçonner que le parti communiste français ait subventionné des artistes, il y a un pas que nous ne pouvons pas franchir. Mais qu'un polémiste n'hésitera pas à franchir.
A travers la critique d'Aragon, c'est le patriarcat pesant de Staline que Brassens fustige. Nous ne savons pas s'il est suffisamment cultivé pour savoir que l'attitude de Staline est incompatible avec les objectifs des théories communistes. Mais nous savons que Brassens a conscience du pouvoir sans partage exercé par Staline, et sans doute du fait qu'il se rapproche en cela des pouvoirs fascistes. Il se trouve que ce type de pouvoir, exacerbé, est celui que Brassens déteste le plus, comme nous le verrons plus loin.

Autre accusation qui va plus loin que la joute entre journalistes : celle de l'Humanité, que Brassens accuse d'être un journal mensonger. La métaphore de la porte qui ne laisse pas passer le soleil est renforcée dans l'article 7a par l'accusation explicite selon laquelle l'Humanité est un journal 'menteur'. Difficile de savoir si Brassens englobe tous les organes communistes, et le communisme dans cette accusation. En tous les cas, l'Humanité est accusé de propagande, puisque toute information qui réoriente la réalité pour être favorable à une cause peut être taxée de propagande.

> Anti-vote.

En exaltant le pacifisme, le refus du vote, et le soulèvement, Brassens attaque trois piliers de la république, et peut être accusé d'incitation à l'incivilité, par cette même république qu'il critique. Brassens présente donc le vote sous un jour tel que le lecteur ne peut plus souhaiter voter, s'il se laisse convaincre par les opinions de Brassens :

"Une grosse compensation pour ces pauvres malades. L'Etat va faire l'impossible pour que le jour des élections ils puissent accomplir leur devoir de citoyen. " ( Inconvénients et avantages de l'Automne - Article N° 4)

On comprend déjà à demi-mot - derrière l'ironie du journaliste -, que l'Etat a besoin du vote pour perpétuer en quelque sorte la 'mascarade'. Peu lui chaut de s'occuper du sort des malades. Le citoyen a beau être en très mauvais état, l'Etat viendra chercher leur précieux vote, qui viendra gonfler les statistiques. Voter, c'est accepter le jeu politique, se déclarer satisfait de la façon dont la société est encadrée :

"Mais au lieu de faire ce qu'il conviendrait de faire en ce cas, ce que la "liberté de la presse" nous interdit sévèrement de dire ici, 69% des individus trouvent encore l'inconscience, la stupidité d'aller leur apporter leur approbation. 69 % des individus votent. 69% des individus leur disent : "C'est bien, c'est très bien, continuez, vous avez besoin de bonnes poires, nous voilà toutes mûres."

"C'est cela le véritable scandale. 17 441 033 individus savent sur le bout du doigt que quelques centaines de politiciens pourris les considèrent comme des imbéciles (et quand nous disons imbéciles nous ne traduisons pas exactement notre pensée). Ça ne fait rien... Ils leur accordent quand même leur confiance."

Les individus qui votent se revendiquent donc 'bonnes poires'. Il s'agit bel et bien d'une incitation indirecte à ne plus voter, à ne plus apporter sa caution à un système que Brassens juge pourri. Brassens voudrait dire plus, mais il est arrêté dans son élan par les interdits qui pèsent sur sa profession. L'imparfaite" liberté de presse" l'empêche de dire tout ce qu'il a sur le cœur. On peut donc avancer que Brassens est certainement bien informé sur ses droits en tant que journaliste, ou alors tout simplement qu'il a reçu des mises en garde de la censure. Il est probable que Brassens aurait aimé inciter explicitement ses lecteurs à déserter les bureaux de vote. Une telle incitation serait sans doute très mal passé auprès de la censure.

Brassens ne refuse pas ici la politique en tant que telle, mais le système tel qu'il existe à ce moment. Il se fait l'apôtre du refus du vote.

 

> Anti-politiques

Si Brassens rejette avec autant de force le vote, c'est que les hommes politiques sont dignes des pires critiques. En voici un florilège :

" Un jour viendra peut-être où l'on pendra des hommes politiques par centaines". (Article 7b)

"17 441 033 individus savent sur le bout du doigt que quelques centaines de politiciens pourris les considèrent comme des imbéciles" - Pour remédier à cela, un seul moyen. Se grouper dans la rue et démontrer à ces immondices de la Chambre des députés que le peuple ne consent plus à se laisser subjuguer sans résistance." (Article 10)

"Les héros de la Résistance ont lutté pour changer de maîtres et de chaînes et non pour supprimer les maîtres et les chaînes. Ils ont lutté pour que Schumann et ses complices puissent poser leurs sales fesses sur les bancs du Palais Bourbon. Ils ont lutté et ils sont morts". (Article 12)

"[…] dans un magnifique poème intitulé "Ce n'est pas moi", [Raymond Asso] parvient à prouver, sinon la non-culpabilité de la majeure partie du peuple dans toutes les saletés qui se perpétuent depuis qu'il y a des hommes sur la terre, du moins, l'involontaire, l'inconscience de cette culpabilité; à prouver par A + B que l'ordre social existant ne sera jamais en mesure d'assurer le bonheur et l'honneur de l'humanité […]"

"En quittant le Caveau de la République, on éprouve le besoin de crier son enthousiasme, de s'élever au-dessus de soi-même, de hurler son mépris au poison politique, à l'armée, à la bassesse, à la lâcheté […]" (Article 14)

La critique de Brassens à l'égard des politiques, et même de la politique en général, telle qu'elle se pratique, est pour le moins virulente. Les quelques centaines d'hommes politiques qui dirigent la France sont des exploiteurs et des fauteurs de 'saletés'. Ils sont une petite caste à l'écart, pervertie alors que le peuple ne l'est pas, dans son immense majorité. A eux seuls, ils portent la responsabilité de l'ordre social existant, qui ne peut pas faire le bonheur de l'homme. Le plus rageant est que le peuple se laisse mener par le bout du nez par ces hommes, alors qu'il a pleinement conscience de leur malhonnêteté. Il ne reste plus qu'à espérer que ces hommes disparaissent, pourquoi non ? pendus. Il ne reste plus qu'à prendre les armes pour chasser ceux qui nous dupent, et résister contre leur petit commerce scandaleux. Ainsi, et seulement ainsi, le peuple se débarrassera de ses chaînes, et connaîtra la liberté, qui elle seule vaut que l'on se batte.

Le discours du Brassens journaliste est très éloigné de celui du Brassens chansonnier. Dans l'œuvre chantée de Brassens, on ne trouve qu'une seule référence - indirecte d'ailleurs - à la révolte et à la fin des politiques. Elle se trouve dans Le boulevard du temps qui passe.

> Incitation révolutionnaire.

Seule solution, pour mettre fin à la domination de la caste 'pourrie' des hommes politiques : la révolte, le soulèvement. Brassens y fait plusieurs allusions. La plus spectaculaire étant sans doute ce long article portant sur une insurrection Italienne, intitulé Les policiers tirent en l'air, mais les balles fauchent le peuple. Brassens y narre la passe d'armes entre une petite dizaine de milliers de manifestants, et la troupe, venue défendre le palais Viminal - siège du conseil Italien. Par deux fois, les policiers ont ouvert le feu sur les manifestants, mais leurs tirs n'ont fait qu'exciter la vindicte populaire. Les manifestants se sont saisis de quelques armes, ont rendus leurs morts aux policiers, et sont parvenus à entrer dans le palais, avant qu'une nouvelle vague de carabiniers ne les repousse. Cet épisode fait vibrer la corde anarchiste de Brassens, qui se réjouit qu'une telle chose ait été possible, et qui la prend en exemple pour expliquer à ses lecteurs que la même chose est possible en France, et ailleurs :

 

"Les dirigeants reprirent leur place. Les flics rentrèrent chez eux pour raconter à leurs infâmes rejetons leur conduite héroïque contre les "terroristes". On s'empressa de nettoyer le champ de bataille et, au cours de cette même soirée, à ce même endroit, les nobles personnages de l'Italie purent venir danser joyeusement.

Sur l'ombre des victimes. Sur les traces de sang. Peuple de France, peuples du monde, le peuple d'Italie nous a donné une leçon. Il vient de nous démontrer ce qu'il était possible de faire avec de l'entente et de la bonne volonté. Il vient de nous suggérer ce qu'il serait possible de faire si nous nous levions tous en même temps comme un seul homme. Tâchons de profiter de cet enseignement".

Brassens incite donc ouvertement les manifestants à savoir prendre leur chance, et à se mobiliser dés que possible pour prendre d'assaut Matignon, ou l'Elysée, afin de les épurer de leurs hommes politiques. Dans l'article 10 - intitulé Qu'attend la masse pour se soulever ? -, Brassens revient à la charge. Après avoir fait le constat que l'on sait - les hommes politiques sont tous pourris -, Brassens repart de sa diatribe :

"Pour remédier à cela, un seul moyen. Se grouper dans la rue et démontrer à ces immondices de la Chambre des députés que le peuple ne consent plus à se laisser subjuguer sans résistance. Manifester . C'est tellement facile. Le peuple est le plus fort. Les forces armées et la police ne pourraient rien contre lui, s'il faisait entendre sa voix. Mais le peuple ne bronche pas. Il attend un miracle. Ou bien a-t-il peur de faire du mal. Réveillons-nous, bon sang ! Mettons en route la grève insurrectionnelle, la grève expropriatrice...

Être dominés par des hommes serait une chose insupportable. Pouvons-nous persister à nous laisser dominer par des impuretés, des matières excrémentielles !"

C'est sans doute le passage le plus virulent de Brassens. Il y a fort à parier que - dans l'esprit de Brassens -, ceux qui ne méritent pas même le statut d'hommes ne méritent pas la vie. Il faut les combattre par la force, et marcher sur les corps d'armée, et sur la police. Mais - outre sa virulence -, ce texte est intéressant à plus d'un titre. C'est le seul où Brassens fait référence aux théories anarcho-syndicalistes. L'outil de la grève insurrectionnelle et expropriatrice appartient au lexique des anarcho-syndicalistes, et des communistes. La grève est un outil des syndicats pour l'essentiel. Il est donc intéressant de noter que Brassens n'est pas tout à fait imperméable aux idées des tendances organisatrices de la fédération anarchiste. (Nous avons vu plus haut que les anarchistes étaient divisés en trois tendances opposées, et nous avons placé Brassens dans la tendance individualiste, opposée aux tendances anarcho-syndicaliste et communiste). Il faut aussi noter que Brassens fait référence au lexique communiste lorsqu'il parle de domination d'hommes sur d'autres hommes. Brassens n'est donc pas complètement rétif aux théories Marxiennes, notamment.

 

> Soutien aux parias.

Dernier sujet qui nous a paru digne d'un approfondissement, l'étrange soutien que Brassens a exprimé à certains parias, soutien étonnant puisqu'il s'agit de grands criminels de guerre, ou de gangsters dangereux. Ces soutiens nous permettront d'explorer plus profondément deux aspects de la personnalité de Brassens : le pardon systématique, et la haine.

Brassens hait les 'gens de bien' et les gendarmes au point de trouver les gangsters sympathiques. Il se réjouit dans l'article N° 4 de la rentrée des gangsters, à l'occasion de l'automne. On peut dire du Brassens journaliste qu'il entretient une sorte de cynisme morbide qui le pousse à aller loin dans la négation de la vie, au gré de ses humeurs. Ce qui le pousse à des opinions parfois choquantes et à l'extrême opposé de la tolérance. La deuxième moitié de l'article numéro 4 achèvera de convaincre les sceptiques. Brassens écrit donc des articles choquant au gré de ses humeurs, ou de ses opinions. C'est le cas dans l'article 8, où il félicite Aragon d'avoir dérobé les biens précieux appartenant à une église dans sa jeunesse. Selon Brassens, un tel vol ne fait que ramener l'Eglise à sa juste richesse, c'est à dire à la pauvreté dont Jesus avait fait vœu pour lui et ses disciples.

Mais plus étonnant encore sont les articles 7a et 7b, que nous nous sommes contentés de survoler pour le moment. Nous allons maintenant faire une étude détaillée de ces deux textes regroupés sous le même titre - Quand les bas bleus voient rouge. Passons sur l'habileté du titre, qui porte en six mots quatre références (la cocarde bleu blanc rouge, le sexe des rédactrices, leur appartenance à la mouvance communiste, et leur colère). Brassens y critique vertement les deux rédactrices de journaux communistes qui demandent la mort des criminels de guerre Nazies.

L'article 7a prend pour cible Simone Tery, de l'humanité. Brassens tourne en dérision l'indignation de S.Tery à l'écoute du verdict de Nuremberg, concernant Schacht, Fritsche et von Papen. Ceux ci ont été déclarés non-coupables et relâchés. Parodiant le ton de Simone Tery, Brassens écrit ceci :

"Une véritable ignominie en définitive. Ces juges sont de beaux salauds. Et Momone en bonne petite communiste courageuse ne le leur envoie pas dire... Ah mais ! "Honte, honte sur eux à jamais."

La brave fille; elle en suffoque. Tellement qu'elle laisse échapper des fautes de français. Tout le monde en laisse échapper évidemment: le "Libertaire" comme les autres; plus que les autres parfois. Mais de sa part, il n 'y a rien que de très normal. Il est internationaliste ; il déteste l'autorité, ce qui lui confère le droit de faire des entorses à la langue française, Tandis que venant de Simone Tery, du journal des grands patriotes, les fautes de français choquent un tantinet. Le premier devoir d'un grand patriote n'est-il pas de respecter le dialecte de son pays natal ?

Elle termine son article en invitant les veuves et les orphelins à se dresser dans le légitime dessein de maudire ces juges abjects qui ont lavé trois criminels de guerre. Abominable indulgence... Pouach ! Simone crache par terre et va s'enfermer en elle-même au sein de la pureté, de la grandeur où elle pourra méditer le génial papier qu'elle donnera en pâture demain aux lecteurs de L 'Humanité."

Il faut se garder de juger ce texte trop rapidement. Il est très complexe, et fait référence à de nombreuses problématiques. On peut céder à l'envie de faire de Brassens un complice de Von Papen et des autres. Comment justifier que Brassens se réjouisse de la libération de criminels de guerre qui ont trempé dans l'entreprise nazie ?

Il est plus probable que Brassens ait été agréablement surpris par la décision des juges, et que - la clémence étant son inclination naturelle -, il ait été heureux de cette décision. D'ailleurs, ce n'est sans doute même pas l'absence de clémence de S.Tery que Brassens fustige, mais bien son esprit belliqueux et revanchard d'ex française défaite. La fin de son article, où elle invite les veuves et les orphelins à maudire les juges abjects, pourrait laisser croire que S.Tery est une patriote qui a mal avalé sa défaite. Mais il est tout à fait possible que S.Tery considère à raison que c'est l'Allemagne qui est responsable de la guerre, et que les soldats Français n'ont jamais voulu la faire. Il est possible également que Brassens en soit conscient, et que ce soit bien l'absence de clémence de S.Tery qu'il fustige. Il est possible qu'il se dise qu'en bonne française, et en bonne communiste, elle ne pouvait que haïr les nazies.

On le voit, l'équilibre des problématiques est complexe. Et dans cet enchevêtrement brumeux, il est impossible de juger de l'opinion de Brassens. Il est très possible que certains tenants et aboutissants échappent au rédacteur de cet article, qui a tout de même écrit trois grands papiers cette semaine là. Aussi nous refusons nous à présenter de façon claire et définitive l'opinion de Brassens pour l'article 7a. Nous nous conterons de retenir qu'il était opposé à l'exécution de ces trois criminels nazies, pour des raisons qu'il n'a pas expliquées, et que cela correspond bien à son inclination naturelle : le refus des punitions infligées par l'Etat. Même si les trois accusés sont porteurs du poids d'un symbole particulièrement lourd de sens - le nazisme -, et que sa clémence aurait pu être affectée par ce cas exceptionnel.

L'article 7b est tout aussi difficile à juger. Madeleine Jacob, la cible de la deuxième partie de son article. Le problème demeure le même : les trois accusés qui ont été innocentés par le tribunal d'exception de Nuremberg. Mais il semble ici que Brassens attaque clairement Madeleine Jacob sur le meurtre de criminels de guerre, Allemands au surplus, et donc sur l'ordinaire vengeance d'une nation belliqueuse sur une autre. Brassens a-t-il vu que les Français n'ont pas souhaité la guerre 39-45, alors que l'Allemagne l'a rendue impossible à désamorcer ? Pense-t-il que les Allemands, dans leurs grande majorité, valent autant que les Français, et que c'est à la folie d'un homme, et non d'une nation que l'on doit cette guerre ? Est-il prêt à pardonner aux complices immédiats de cet homme ? Pense-t-il que cet homme n'est là que parce que la France n'a pas su éviter d'humilier l'Allemagne à Versailles ? Autant de question qui resteront sans réponse. Ce qui nous empêche une fois de plus de voir clair dans l'article de Brassens.

Une interrogation reste. Nous ne pouvons pas ne pas poser la question de la Shoa. Brassens a-t-il pu ignorer qu'il ne s'agissait pas d'une guerre ordinaire, mais d'un vrai génocide ? Nous avons des éléments de réponse : il est possible que Brassens ne fasse pas de distinction entre ces deux types de massacres. Il est aussi possible que - la shoa étant restée longtemps un sujet tabou -, ce genre de considération ne pouvait pas affleurer dans l'article d'un journaliste en 1946.

Toujours est-il que Brassens a défendu la vie de trois dignitaires Nazies qui sont - comme nous l'avons vu plus haut, porteurs de plusieurs fautes. La faute d'être les perdants de la guerre, et qui sont en conséquence jugés par les gagnants. Autrement dit, la faute d'être Allemands. Mais pour être tout à fait impartial, il faut aussi mentionner que ces criminels ont été mêlés de près à une grande entreprise belliqueuse et unilatérale - qui avait nom la Mittel-Europa, et qu'ils se sont maintenus dans leurs fonctions en dépit de la connaissance - qu'ils ne pouvaient manquer d'avoir - des camps de concentration. Où l'on éliminait les Juifs et les Tziganes. Cela, Brassens a pu manquer de le voir, tant le problème est complexe.

 

 

 

B - Autres sources

a - Les entretiens radiophoniques : approche thématique

C'est un tout autre Brassens qui parle au micro de Jaques Chancel. Les mots du poète sont apaisés, les certitudes se sont effritées, mais le scepticisme demeure. Il faut dire que cet entretien a été réalisé en 1971, quelques 25 ans après l'année où Brassens s'est illustré dans le libertaire. Au moment du libertaire, Brassens a 25 ans. Au moment où il donne une Interview à Jacques Chancel, Brassens a vu défilé un autre quart de siècle : il a 50 ans. Brassens est également passé du statut de paria sans le sou à celui de plus grand chansonnier de France, récompensé par un prix de poésie de l'académie française. Bon nombre de rancœurs et de frustrations peuvent ainsi s'être apaisées, et la verve des premières années peut s'être tassée. Nous n'en jugerons pas dés maintenant, mais nous tenons tout de même à souligner que le ton n'est plus le même. Le ton de Brassens fait ici plus penser à celui d'un sage qu'à celui d'un militant anarchiste.

Nous avons relevés un certain nombre de thèmes, que Brassens aborde de façon plus ou moins fouillée. Nous allons les présenter en une seule fois, en étudiant de façon profonde chacun des thèmes qui nous ont paru intéressants. Nous tenons à préciser que de larges extraits de l'interview de Brassens sont reproduits en annexe textuelle. Il s'agit des passages les plus intéressants des 40 minutes pendant lesquelles Brassens évoque sa vie et son œuvre. Leur lecture est édifiante.

> Pourquoi chanter ?

Cet entretien radiophonique nous a appris pourquoi Brassens chantait, ou au moins les raisons que Brassens mettait en avant pour chanter. Ce type de renseignement peut enrichir notre étude, car il nous permet de considérer sa production musicale avec plus de justesse. Brassens chante donc pour deux raisons. La première : pour 'envoyer des lettres' à ceux qui l'aiment, et pour gagner leur estime. Pour aimer et être aimé. Brassens dit qu'il "écrit ses chansons pour un public idéal, enfin celui qui a aimé certaines chansons auxquelles [il] tient beaucoup". Brassens n'écrit pas avant tout pour être compris, ou pour comprendre les autres, mais parce qu'il a "besoin d'aimer et d'être aimé". Ces chansons remplissent donc une fonction affective. Mais dans le même temps, Brassens précise qu'il ne peut pas "se contenter d'une petite ritournelle". Il a tout de même "quelque chose à dire, et à faire ressentir de ses émotions". Il ne saurait utiliser des mots plus pompeux, ou plus affirmatifs. Il refuse par exemple d'affirmer qu'il a beaucoup de choses à dire. Il a des choses à faire ressentir. Brassens se place donc de son propre chef en dehors du registre de la logique, pour se cantonner au registre des émotions, par modestie. Pourtant , il prétend ne pas vouloir non plus livrer au public des chansons dans lesquelles rien d'important n'est dit. Il avoue chanter des idées, et en dit la chose suivante :

 

"Je dis ma petite vérité, qui ne va près très loin d'ailleurs. Qui n'est pas à moi. Mais je la dis avec mon caractère, avec ma nature. Je prends les idées qui sont à tout le monde, et je les traduis selon ma propre nature. Ca ne va pas plus loin que ca."

> Relativisme

Brassens refuse de dire des choses banales dans ses chansons, il n'a pas le goût du lieu commun. Il souhaite tout de même s'y engager quelque peu, au risque de paraître incohérent avec ce que nous avons cité de lui plus haut. A force de modestie, Brassens finit presque par en perdre l'homogénéité de son propos. Si on veut bien le lire avec bienveillance, on peut lui prêter une intention générale homogène : Brassens essaie d'être en accord avec ses idées, et son mode d'existence. Brassens considère qu'il est important qu'il chante ses idées, à son niveau, aussi limitées qu'elles puissent être, et aussi peu dignes qu'elles sont de pouvoir être appelées idées. Il préfèrerait qu'on dise qu'il chante ses émotions pour les faire ressentir. Il le fait plus par éthique personnelle - par volonté d'être en accord avec lui-même - que par volonté d'agir sur la politique. Il chante, mais n'espère pas que cela changera quelque chose :

"Je n'ai pas la prétention de changer le monde. Je ne sais pas comment il faut faire pour le changer. Y'a certaines choses qui dans la société actuelle ou dans la société de toujours me conviennent et d'autres qui ne me conviennent pas. Je le dis, j'enfonce souvent des portes ouvertes quoi."

 

Brassens avoue donc critiquer sans avoir la prétention de changer le monde. Brassens a l'honnêteté de dire que ces choses ont - pour l'essentiel - toujours existé dans la société, et qu'il ne sait pas même comment on peut les changer, ni même si on peut les changer. Brassens est devenu un sceptique, et un relativiste. Il va jusqu'à douter que l'on puisse changer quoi que ce soit :

Chancel : "Y'a parfois du pessiemisme chez vous. Une côté négatif."

Brassens : "Bah vous savez, quand on regarde autour de soi, on est enclin au pessimisme, quand même, parce que c'est pas toujours brillant. Mais ce n'est peut être pas plus laid qu'avant".

Brassens a donc développé un certain sens de l'immuabilité, cette idée qui veut que l'Histoire n'est qu'une illusion, et que le temps est plutôt cyclique que linéaire. Brassens a désormais une conception du temps très proche de celle des Grecs à l'époque classique. On ne peut plus l'entendre défendre l'idée d'une révolution. Brassens est-il devenu prudent ? Ou est-il devenu plus sage ? Il nous semble que son opinion sur divers sujet s'est apaisée, au profit d'un scepticisme aigu, et d'une conception du temps cyclique.

D'autres éléments nous permettent d'aller dans ce sens. Lorsqu'il s'exprime à propos de la justice, Brassens en dit la chose suivante : "Je ne sais pas comment faire pour faire régner la justice. En admettant qu'il soit possible que la justice règne. Ce que je ne crois pas tellement". Et il ajoute, faisant preuve d'un grand relativisme : " Ca varie avec chaque sujet vous savez ca…"

De même, dissertant à propos de "mourir pour les idées" et de "Les Deux oncles", Brassens explique que pour lui les idées sont semblables à des modes, qu'on ne peut s'y fier, tant elles sont volatiles, et relatives:

- Chancel : "Dans votre chanson 'les deux oncles' , il y a cette phrase : 'aucune idée n'est digne d'un trépas… Expliquez moi …"

- Brassens : "Oui … C'est difficile à expliquer ca … Très difficile à expliquer. D'autant plus difficile qu'on m'est tombé dessus à bras raccourcis au moment ou j'ai sorti cette chanson. Je pense que les idées évoluent très vite. Je pense que la plupart des gens meurent pour des idées qui - au moment ou ils meurent - n'ont déjà plus court. Alors je conseille de faire attention avant de mourir pour les idées. Parce qu'il faut bien la peser quand même. C'est difficile à expliquer."

 

>Anthropologie.

Les choses ne vont pas changer. Pour autant, si le temps ne change pas, si les systèmes politiques ne progressent pas, il existe tout de même une idée du bien. Même si Brassens ne prononce pas ce mot. Ce bien peut venir de notre comportement individuel. Il n'y a pas de différences qualitatives entre les systèmes politiques - c'est un homme qui a vu la démocratie française sombrer dans la guerre qui le dit. Mais il y a des différences qualitatives entre les hommes. Ce qui explique que Brassens ait des principes. Le bonheur des hommes se joue à l'intérieur des consciences, et non pas sur l'Agora.

Les hommes sont donc différents :

Chancel : "Quelle idée vous faites vous des hommes ?"
Brassens : "Ca dépend des hommes que j'ai en face de moi … Parfois une idée fâcheuse, parfois une idée exaltante."

[…]

Chancel :"Vous avez dit tout à l'heure que vous n'étiez pas croyant. "

Brassens :"Non."

Chancel : "Vous croyez pourtant, a l'homme au moins."

Brassens : "Oui … A certains hommes oui … Oui. Oui quand même, bien sûr. Sinon je n'écrirais pas ce que j'écris. Je crois à l'amour quand même."

Le monde change, mais il est impossible d'y voir clair. La politique, elle, ne change pas. Ce qui justifie l'anarchisme de Brassens : personne ne peut gouverner un monde qu'on ne peut pas prévoir. Personne ne peut concevoir des idées à l'abri du temps, personne ne peut piloter la société :

Chancel : "Est-ce qu'on peut être anarchiste en 1971 ?"

Brassens : "Oui, je pense qu'on peut l'être. Je ne suis pas capable de vous expliquer, de vous définir mon … Pour moi l'anarchie, c'est le respect des autres, une certaine attitude morale. Mais, je ne me suis pas vraiment dit anarchiste. j'ai appartenu à la fédération anarchiste, à la libération, et j'y suis resté pendant quelques années, et puis j'en suis parti. Je suis toujours sympathisant anarchiste. Mes idées … j'ai du mal à les expliquer, n'ayant pas de programme et n'ayant pas de solution future. Je ne sais pas - comment je vous le disais tout à l'heure - je ne sais pas comment on peut faire le monde. Et puis l'économique s'en mêle tellement aujourd'hui vous savez que si l'on ne connaît pas les problèmes économiques parfaitement, on est incapable de construire le monde de demain. Et puis le monde évolue à chaque instant, à chaque seconde. Le monde que l'on construit sur le papier aujourd'hui ne serait plus valable si on le mettait en pratique demain. C'est pour ca que je n'ai pas de solution idéale, et de solution collective surtout. Pour moi être anarchiste, c'est un certain respect des autres, un sens de … une certaine fraternité encore que le mot soit un peu grand. Une espèce de … je ne sais plus qui disait ca, une certaine volonté de noblesse. "

 

C'est donc à l'échelle de l'individu qu'il est possible de construire un monde meilleur. Notons tout de même la faille dans le raisonnement de Brassens : il admet qu'il est possible et nécessaire d'avoir une vision très fine de l'économie pour la piloter. Avant de revenir sur son idée, et de dire que de façon générale, il est impossible de piloter les hommes. Les petites solutions individuelles existent donc. Elles sont liées à quelques mots clés. La tolérance tout d'abord, qui est le gage de la liberté de tous :

Brassens : "Le mot tolérance, je le connaîtrais mieux que celui de liberté bien sûr."
Chancel : "Il est plus vrai?"

Brassens :"Je ne sais pas s'il est plus vrai, mais enfin il est plus mien. J'ai plus le sens de la tolérance que de la liberté. Parce que la liberté c'est quand même beaucoup plus vaste, hein. La tolérance, du reste, si tous les êtres avaient un esprit de tolérance, la liberté irait de soi. "

Brassens pense aussi qu'il peut être bon de pardonner, de ne pas juger et de ne pas punir. Il pense aussi qu'il faut essayer dans la mesure du possible d'aimer son prochain, même si on ne le comprend pas :

Chancel : "Est-ce que vous avez une âme de justicier ?"

Brassens : "Non. Je pense avoir le sens de la justice, une âme de justicier non …[…] La justice est difficile à rendre. Je ne me sens pas capable de rendre la justice, c'est très difficile de rendre la justice. Je pense que dans la société actuelle on est obligé de la rendre, la justice, mais moi je ne m'en sens pas capable. J'ai une tendance quand même … assez heureuse je pense à pardonner les offenses. A pardonner …. tout. Alors je ne suis pas du tout un justicier."

[…]

Chancel : "Ce qui est bien chez vous Georges Brassens, c'est que vous contentez de comprendre les êtres et de les aimer, ce qui est quand même assez rare. "

Brassens : "De les comprendre, je ne sais pas. De les aimer, oui, je fais un effort, parfois, pour les aimer - parce que ce n'est pas toujours facile. J'essaye d'aimer les autres tels qu'ils sont. J'essaye de prendre les choses telles qu'elles sont."

Chancel :"De les accepter ?"
Brassens : "De les aimer. On peut aimer les choses sans les accepter."

C'est donc la tolérance qui fait son entrée dans la psychologie de Brassens. Même si Brassens écrira encore quelques chansons blessantes dans les 10 années qui le séparent de sa mort, il sans doute tenté de vaincre sa haine et de rester tolérant. Il avoue lui-même que ce n'est pas toujours chose facile, et ses vieilles haines demeureront jusqu'à sa mort, même s'il tentera de s'amender à quatre reprises, comme nous l'avons vu ailleurs.

 

b - Le cri des gueux - 1946.

Nous avons laissé - dans le grand I - l'étude de la note sur la politique éditoriale de Brassens à plus tard. Nous allons donc revenir dessus, afin de nous livrer à une analyse approfondie des idées de Brassens, en 1946. Ce document est très précieux, car il permet de prendre la mesure des idées de Brassens en dehors des colonnes du libertaire, où l'on peut penser qu'un certain ton est de rigueur. La note ici présente est beaucoup plus constructive que tout ce qu'on a pu lire de Gilles Colin dans les colonnes du libertaire, et elle permet de contrebalancer la verve anarchiste que nous avons attribuée au Brassens de 1946.

" La politique: Deux politiques, la bonne et la mauvaise. Si le
gouvernement en fait de la bonne, la suivre (ou faire semblant),
s'il en fait de la mauvaise, lutter contre lui en éclairant les
citoyens mal renseignés à son sujet. Comme le mariage, la
politique est une nécessité économique. Une forme unique de
politique serait idéale, mais théoriquement impossible (pratique-
ment, c'est la dictature), car les hommes n'arrivent jamais à
s'entendre parfaitement. On ne pourrait supprimer la politique
que si tous les hommes étaient vertueux."

Ce texte parle de lui-même. Brassens ne refuse pas la politique en tant que telle. Un tel rappel est salutaire à l'instant où l'on pouvait commencer de douter que Brassens accepte le principe même de la politique. Brassens est conscient de la nécessité de vivre à l'intérieur d'un système politique, puisqu'il pense que tous les hommes ne sont pas vertueux. Cette vision de l'homme confirme ce que nous avons tiré de l'entretien de Jacques Chancel en 1971. Son anthropologie - à moitié pessimiste seulement - traverse les ans, elle est une constante chez Brassens. De même, la conscience de l'importance de la place de l'économie, que nous avions déjà remarquée plus haut, se retrouve aussi dans ce texte.

Il faut enfin noter, et c'est sans doute le plus important, que Brassens repousse tout système politique moniste: en pratique, ce serait une dictature . En une seule phrase, Brassens nous dit beaucoup. Il nous dit d'abord qu'en 1946, il a compris que Staline était un dictateur. Nous avons vu plus haut que sa visions de Staline était celle d'un commandant tout puissant, qui ne partage pas le pouvoir. Brassens refuse donc la vision idéalisée du philosophe roi : dés qu'un système politique se veut trop un, trop cohérent, c'est un dictature. Deuxième élément important : Brassens nous fait comprendre implicitement qu'il refuse toute forme de socialisme, et toute forme de communisme dirigée. Son Utopia à lui est le royaume de la diversité, et sans doute de l'absence de pouvoir, car tout pouvoir conduit à écraser la diversité. La politique est en résumé une fatalité, mais il faut se garder de vouloir la transformer en système parfait, car elle serait encore pire. Il faut au contraire la mener vers la diversité.

" La religion: Respecter avec fidélité et conviction les lois de
Dieu et de son Eglise mènerait les peuples vers la vertu, mais
aussi vers l'affaiblissement, vers l'abâtardissement, attendu que
l'individu qui tend la joue gauche à celui qui vient de lui flanquer
une gifle sur la droite est un être faible prêt à toutes les
concessions et aussi fatalement à toutes les lâchetés. " Et le
point de vue du poète: " Si tous les êtres étaient également bons
et vertueux, la terre deviendrait un paradis, mais un paradis d'où
seraient exclus tous les rêves, toutes les conceptions de la
pensée. Peu à peu, la vie ne serait plus possible pour les êtres
supérieurs, seuls les imbéciles, s'accommoderaient de cela.

Plus de luttes, plus d'efforts, puisque tout s'inclinerait devant
tous."

On note ici l'influence d'une ligne de pensée que l'on peut faire remonter à Nietzsche. Toutes ces idées sur la religion sont autant de limites à l'humanisme de Brassens. Le poète semble être méfiant à l'égard des dogmes de la religion, pour des raisons de vitalité. L'honneur, la fierté et la défense active semblent donc être des valeurs importantes à ses yeux. Les humains doivent être vertueux, mais dans les limites du raisonnable. En faisant dire à Brassens un peu plus qu'il ne dit, on peut imaginer la pensée suivante : il faut savoir se défendre contre une agression extérieure, tout en n'agressant pas un être qui ne nous a rien fait. Ne pas se défendre, c'est être lâche. Mais attaquer sans raison, c'est être belliqueux. Il faut noter qu'il est possible de concilier le pacifisme et la légitime défense.

Brassens défend également le point de vue éternel des libéraux: il ne faut point trop tendre vers l'égalité, de peur de lisser les conditions et les personnalités. L'inégalité est une donnée naturelle, qu'il faut accepter, et ne point trop combattre, sous peine de créer un monde assez fade, et oppressif pour ceux qui ne ressemblent pas à la moyenne. La moitié de cette réflexion tient en un très court adage : sans mal, point de bien.

" Le mariage: Combattre l'idée de propriété que fait naître
l'acte marital dans le cerveau des époux. Insister sur les devoirs
réciproques devant lesquels, pour une union idéale, doivent
s'effacer les droits. L'homme et la femme qui, étant mariés,
n'accorderaient chacun de l'importance qu'aux devoirs de l'un à
l'égard de l'autre, formeraient le couple le plus heureux du
monde, le couple idéal. Ne pas considérer son conjoint comme
un meuble, comme un complément, mais comme un être
moralement indépendant auquel il faut, malgré le degré d'intimité
que provoque le mariage, toujours respecter la personnalité et
l'humeur. "

Idée intéressante, teintée d'anarchisme et d'idéalisme - une fois n'est pas coutume. On a ici la démonstration logique des idées sur la mariage que Brassens défend dans ses chansons. Brassens critique l'aspect définitif du mariage, ainsi que tout ce qui est rattaché au contrat de mariage. Ces garanties lui font plus penser à l'achat d'un meuble qu'à un lien qui l'unit à un être cher.

" L'éducation : Combattre les aberrations des parents et les
contraintes qu'ils font subir à leurs enfants. Education physique,
parallèle à l'éducation morale et sentimentale.

" L'argent : Sans intérêt.

" La guerre: Le prestige d'un peuple ne devrait pas être
proportionnel à sa puissance militaire mais, puisqu'il en est ainsi
de par le monde, il est nécessaire d'avoir une armée solide,
malgré le nombre incalculable de brutes que cela fait naître.

 

Brassens défend - ô surprise - l'idée d'un corps d'armée en exercice, pour se défendre des agressions extérieures. Cette opinion semble irréconciliable avec ses opinions courantes sur la guerre. Et en particulier avec ce vers : "Plutôt que de mettre en joue quelque vague ennemi / Mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami" (les deux oncles). On peut donc penser qu'une fois de plus, Brassens met un peu d'eau dans son vin, pour mieux se fondre dans le groupe de ses amis, et ne pas leur imposer son opinion, qu'il sait sans doute fort atypique. Ce qui ne remet pas en doute la tonalité générale du document : l'opinion de Brassens sur le mariage est très personnelle, et il y a peu de chances pour qu'elle soit en accord avec les idées des autres membres du cri des gueux.

" La France - La Patrie: C'est en France, et par les Français,
qu'ont été découvertes toutes sortes d'inventions. On peut sans
ostentation être fier d'avoir la nationalité française. N'oublions
pas pourtant que politiquement la France a toujours été
devancée par l'Angleterre, et artistiquement par l'Italie. Le
Français travaille à bâtons rompus mais manque de persévé-
rance. De ce fait, la France est sociable et admire aveuglément
tout ce qui est neuf, tout ce qui vient du dehors, pour en faire
ensuite la réplique exacte chez elle. Ce qui a fait naître la triste
réputation qui n'est pas près de s'éteindre: les Français sont des
veaux. "

On trouve ici une série de préjugés sur le type français qui fait fortement penser aux théories de climats dans lesquelles s'étaient déjà fourvoyés quelques grands penseurs français du siècle des Lumières. On peut se demander, à la lecture du paragraphe entier, si Brassens n'a pas voulu faire œuvre de rhétorique, et impressionner ses amis par la construction de sa pensée. On remarque une fois de plus que la forme a trop d'importance par rapport au fond, et que la cohérence du fond en pâtit. Etre fier d'être français - être patriote -, voilà qui entre en contradiction avec la chanson Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. Brassens y fustige ceux qui se flattent d'être nés dans un endroit quelconque, la France y compris. Mais on peut retrouver une cohérence en complétant les blancs en face desquels ce texte nous laisse : on peut être fier d'être français, tout en se rappelant qu'il n'y a pas lieu d'être plus fier d'être français qu'allemand. Il est possible qu'en ce domaine, Brassens prône plutôt la bonne foi qu'on pourrait appeler la fausse pudeur. Il est légitime d'être fier d'être français, plus légitime ne tout cas que d'être fier d'être breton, et encore plus légitime que d'être fier d'être habitant d'un petit village. Mais il n'est pas légitime d'être fier d'être français au point de mépriser les autres nations, et encore moins quand celles-ci sont aussi brillantes que nous, sinon plus.

Les opinions de Brassens - dans cette note pour le cri des gueux - ont un autre objectif, et un autre ton que tous les autres textes qu'il a produit. Brassens n'écrit pas pour lui, mais directement pour ses 'collègues'. La pression du regard de l'autre n'a donc jamais été aussi forte. Ce qui explique sans doute que Brassens ait fait un considérable effort pour rendre sa pensée constructive, et construite. Il est au demeurant possible qu'il l'ait amendée sur certains sujets. Il nous faudra nous questionner sur l'influence du média sur la pensée de Brassens : il est possible que Brassens ait aussi ressenti la nécessité de produire une réflexion plus modeste, plus sage et plus construite au cours de l'Interview de Jacques Chancel. Dépassionnée en quelque sorte.