III Brassens et la politique. |
Nuances et analyse critique |
- Recoupement, analyse et interprétation des données -
Nous avons jusqu'à présent fait un travail de collecte des données, et d'analyse du corpus. Nous avons volontairement laissé de côté les réflexions et les conclusions que ces données appelaient. Nous allons donc faire la synthèse de toutes les informations sur la personnalité, le parcours politique, la biographie et l'œuvre de Brassens. Et tenter de dresser le portrait politique de Brassens à partir de ce dont nous disposons, en approfondissant la réflexion sur tous les points spécifiquement politiques, en les recoupant, et en les augmentant de quelques définitions théoriques. Nous procéderons en trois temps.
- Nous avons d'abord souhaité nous questionner sur la nature du matériel que nous avons entre les mains. Il ne s'agit nullement d'un traité de philosophie politique. Il faut donc nous convaincre qu'il est légitime d'en faire une étude politique. Et il faut aussi connaître les limites de notre matériel. Ainsi pourrons nous inscrire nos conclusions dans ces limites, et surtout nous pourrons manipuler les données récoltées avec la prudence qui s'impose. (La posture de Brassens)
- Puis nous nous aventurerons dans une approche critique de l'œuvre de Brassens, qui fera le point sur les faiblesses de sa pensée, et les liens entre sa biographie et son œuvre. Nous avons trouvé de nombreuses corrélations entre la vie et la pensée de Brassens. Le but étant de montrer que quelques traits de sa pensée politique sont issus de ses affects, et non d'une réflexion critique. (Brassens et la politique, un couple passionnel)
- Enfin, nous adopterons une posture plus respectueuse et plus neutre. Ce sera un peu le contre-pied de la deuxième partie. Nous étudierons Brassens comme un penseur comme un autre. Nous oublierons tout ce que la biographie nous enseigne sur sa pensée, et la prendrons comme un tout, dont il nous appartiendra de trouver les parentés idéologiques. Mais aussi dont nous soulignerons l'originalité, et la profondeur. Nous tenterons de donner une cohérence à la somme de ses pensées, de l'inscrire dans un schéma homogène. (Un anarchisme complexe)
1-
La posture de Brassens est-elle compatible avec une étude scientifique ?2-
Brassens et la politique : un couple passionnel.3-
Un anarchisme complexe
1 - La posture de Brassens est-elle compatible avec une étude scientifique ? |
A - Résolution du problème de la disparité des opinions de Brassens
Plusieurs raisons nous poussent à nous interroger sur le matériel atypique de notre recherche. Nous pensons que nous n'avons pas interrogé suffisamment les faiblesses de notre approche. Deux grandes questions nous semblent dignes d'intérêt :
- L'œuvre de Brassens n'est pas homogène. Comment gérer ses disparités ?
- Sommes nous autorisés à prendre l'œuvre de Brassens comme un tout qui contient un message politique cohérent?
Ce qui revient à se questionner sur la - ou les - postures de Brassens, et la possibilité que nous avons de les exploiter pour en retirer un message politique
Nous avons remarqué à plusieurs reprises que les idées de Brassens pouvaient se contredire. Ce qui ne peut manquer de nous gêner dans notre étude. Ces disparités peuvent s'expliquer de plusieurs façons. Nous travaillons sur des médias disparates. La production du discours peut être influencée par la spécificité du média par le biais duquel Brassens s'exprime. Nous pensons que c'est l'une des raisons pour lesquelles nous trouvons une certaine incohérence dans certains propos de Brassens. Nous pensons aussi qu'un autre facteur a pu jouer : un homme garde rarement des opinions tout à fait semblables toute sa vie durant. Brassens a pu changer sensiblement d'idées à travers les ans.
Pour venir à bout de ce problème, nous allons donc :
- montrer ces disparités
- mettre en évidence les causes de ces disparités
- trouver des solutions pour gérer ces disparités
>>> Mise en évidence des disparités :
Il est particulièrement simple de démontrer les incohérences de l'œuvre d'un auteur. Nous ne nous contenterons donc pas de montrer que Brassens s'est contredit : nous allons tenter de faire le tour des sujets dans lesquels sa pensée politique a pu changer. Ce qui sera plus utile pour notre étude.
>Haine des policiers
L'épave
"Le représentant de le loi vint d'un pas débonnaire / Sitôt qu'il m'aperçut il s'écria tonnerre
On est en plein hiver et si vous vous geliez / et de peur que j'n'attrappe une fluxion d'poitrine
Le bougre il me couvrit avec sa pèlerine / Ca ne fait rien, il y a des flics bien singuliers"
Hécatombe
"En voyant ces braves pandores être à deux doigts de succomber /
Moi j'bichais car je les adore sous la forme de macchabées /
De la mansarde ou je réside, j'excitais les farouches bras /
Des mégères gendarmicides en criant hip hip hip hourra"
>Haine de l'Eglise
La prière
"Par le malade qu'on opère et qui geint
Et par le juste mis au rang des assassins
Je vous salue Marie"
La messe au pendu
"Anticlérical fanatique, gros mangeur d'ecclésiastiques, cet aveu me coûte beaucoup /
Mais ces hommes d'église hélas ne sont pas tous des dégelasses, témoin le curé de chez nous /
Quand la foule qui se déchaîne pendit un home au bout d'un chêne sans forme aucune de remords /
Ce ratichon fit un scandale et rugit à travers les stalles mort à toute peine de mort"
>Refus de la politique
Cri des gueux
"Une forme unique de politique serait idéale, mais théoriquement impossible (pratiquement, c'est la dictature), car les hommes n'arrivent jamais à s'entendre parfaitement. On ne pourrait supprimer la politique que si tous les hommes étaient vertueux."
Libertaire
"Pour remédier à cela, un seul moyen. Se grouper dans la rue et démontrer à ces immondices de la Chambre des députés que le peuple ne consent plus à se laisser subjuguer sans résistance. Manifester . C'est tellement facile. Le peuple est le plus fort. Les forces armées et la police ne pourraient rien contre lui […]Être dominés par des hommes serait une chose insupportable. Pouvons-nous persister à nous laisser dominer par des impuretés, des matières excrémentielles !"
(à quelques mois d'intervalle !)
>Refus des fiertés nationalistes
Cri des gueux
"La France
- La Patrie: C'est en France, et par les Français,Ballade des gens qui sont nés quelque part
"Qu'ils sortent de Paris, ou de Rome, ou de Sète
Ou du diable Veauvert ou bien de Zanzibar
Ou même de mon xxx , ils s'en flattent mazette
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part"
> Pacifisme
Deux oncles
Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi
Mieux vaut attendre un peu qu'on le change en ami
Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main
Mieux vaut toujours remettre une salve à demain.
Cri des gueux :
La guerre:
Le prestige d'un peuple ne devrait pas être proportionnel à sa puissance militaire mais, puisqu'il en est ainsi de par le monde, il est nécessaire d'avoir une armée solide, malgré le nombre incalculable de brutes que cela fait naître.
De nombreux thèmes souffrent donc de disparités. Cependant, il faut noter que les grandes incohérences sont rares à l'intérieur d'un même corpus, et surtout que bon nombre de thèmes - parmi lesquels l'opinion de Brassens sur les idées - restent intacts.
> Causes des disparités.
Concessions à l'écriture
Quiconque a déjà essayé d'écrire une chanson à la versification rigoureuse sait qu'il s'agit d'une entreprise particulièrement difficile. De la première idée ne reste bien souvent que peu de choses à la fin. Et cela est du à une contrainte : la pression de la forme. Pour parvenir à un poème beau efficace et rigoureux sur le plan de la forme, on est tenté d'assouplir son idée, ou même de saisir des idées qui ne correspondent pas à notre vision du monde, afin de parvenir à une perle formelle, au rythme entraînant, aux sonorités qui se retiennent très facilement, et à la structure spectaculaire. Plus l'exigence formelle est grande, plus il est difficile de préserver le sens originel de l'idée que l'on a eu, à moins d'y investir énormément de travail. L'artiste cède facilement à la tentation : il n'y a qu'à voir les corpus incohérents de la plupart des artistes. Et au delà du travail d'écriture, d'autres tentations se dressent aussi sur le chemin du poète. La tentation de défendre une cause car cela pourrait faire une très bonne chanson, alors que l'on est soi même qu'à moitié convaincu par cette idée. La tentation de reproduire la chanson à succès d'un autre artiste, en changeant très peu de choses de la forme et du fond de cette chanson. On le voit bien, l'écriture d'une chanson expose le poète à mille et une tentations, mille et une facilités qu'un caractère fort peut surmonter en partie, mais jamais tout à fait. Brassens n'a sans doute pas pu échapper à ce problème, en dépit de l'inhabituelle force de son caractère. Se rajoute d'ailleurs à tous les problèmes généraux que nous venons de voir un problème plus spécifique, et propre à Brassens : nous avons le sentiment que Brassens aime faire sentir un univers, et qu'au moyen de son talent littéraire, il parvient à suggérer beaucoup plus que ne devraient évoquer les quelques vers d'une chanson. Ce talent - l'art de la condensation - apparente ses chansons à autant de petits mythes. Mais le travail de condensation est difficile à opérer. On imagine le défi qu'il y a à faire rentrer une idée complexe de pacifisme, de la mêler à un univers - celui de la guerre 39-45, et de parvenir à une synthèse évocatrice qui défend et traduit bien la pensée de Brassens.
Le travail d'écriture du poète a donc du conduire Brassens à des concessions, et l'a exposé à des tentations. C'est le propre de cette forme d'expression, et c'est ce qui l'oppose à l'essai, ou au roman. Brassens a donc pu céder sur des choses mineures, comme il a pu se laisser aller ailleurs a de véritables concessions. Il s'agit là d'un véritable problème, propre au corpus des chansons. Nous pensons cependant qu'au final, le corpus des chansons se révèle être un tout particulièrement cohérent. Brassens a donc pour l'essentiel surmonté le défi qui se présentait à lui. Nous avons vu plus haut que Brassens avait une éthique assez forte, et que son caractère était suffisamment fort pour qu'il n'ai pas à se protéger de ses fluctuations.
Pression du contexte
Nous avons interprété les différences internes du reste de l'œuvre de Brassens d'une autre façon. Pour nous, la raison principale qui explique les disparités que l'on peut observer entre Le Cri des gueux, Le libertaire, les textes de Basdorf et l'entretien avec Jacques Chancel est la suivante : le contexte de l'acte de communication qui consiste à s'exprimer joue beaucoup sur cet acte. Si l'on décompose le contexte de ces textes, et de l'entretien radiophonique, on se rend compte que tous les paramètres du schéma de Jackobson - ou presque - varient. L'émetteur reste bien sûr fixe. Mais ses stratégies sont appelées à changer, puisque le référent change, le référé change, de récepteur change, et surtout, la finalité de la communication change. Lorsque Brassens s'adresse directement à ses amis, à Basdorf ou dans le Cri des gueux, il ressent directement leur pression, en tant que groupe dans lequel il a du trouver sa place, et dans lequel il n'a peut-être pas osé imposer sa véritable personnalité. Il est possible qu'en face de sujets aussi sensibles que la fierté de la France, l'armée de métier, il ait légèrement édulcoré ses positions pour ne point souffrir de l'exclusion dans laquelle il aurait pu être confiné.
Nous en arrivons à ce que nous voulons exprimer : le récepteur des œuvres de Brassens a une importance capitale dans l'attitude que Brassens va adopter. Que Brassens écrive pour ses amis de Basdorf ou du Cri des gueux, la pression est immense. Brassens doit se couler dans le moule social. Que Brassens écrive pour la France entière ses chansons, la pression est paradoxalement beaucoup moins grande. Brassens écrit avant tout ses chansons pour lui même: il se considère comme son premier juge. Mais il écrit aussi pour son public - ses amis. Qui restent une entité parfaitement abstraite pour lui. La France, il ne la connaît pas, et il ne se préoccupe pas d'édulcorer ses textes pour elle. Paradoxalement, plus le public pour lequel on écrit est grand, moins grande est la pression.
Au demeurant, le récepteur n'est pas le seul point qui varie dans notre schéma. La finalité de la communication est différente, pour chaque exemple de communication. Lorsqu'il écrit sa note pour 4 amis, Brassens écrit une note qu'il veut consensuelle, qui traduit sans doute une version de ses idées qui puisse trouver l'accord de ses compagnons. De même, lorsqu'il écrit ses chansons, Brassens écrit en son nom, et pour représenter ses idées.
La finalité change, ainsi que bon nombre de facteurs. Ces différences, on peut les deviner à la lecture du tableau qui suit. Nous ne les expliquerons pas toutes, car il ne s'agit pas là du cœur de notre mémoire. L'essentiel est de savoir que selon les contextes, Brassens adoptait une posture, plus ou moins conforme à ses idées, plus ou moins édulcorée - ou même exacerbée dans le cri des gueux. Chaque type de communication a ses défauts et ses qualités. Chaque type de communication est rendu moins "pur" par ce que les linguistes appellent le "bruit". Ce qui signifie que nous n'avons aucune source qui soit parfaite, épurée de toutes les concessions que Brassens a pur faire. Pas même ses chansons. Mais on dispose d'une hiérarchie de crédibilité des sources.
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But de la communication |
Référent |
Référé |
Récepteur |
Le Cri des gueux |
Imposer une ligne éditoriale à ses amis |
Note |
La politique éditoriale du Cri des gueux |
Quatre amis rédacteurs |
Le Libertaire |
Ecrire de bons articles bon un public anarchiste |
Article |
Politique, mœurs, faits divers |
Milliers de lecteurs anarchistes |
Chansons de Basdorf |
Ecrire des chansons qui plaisent à ses compagnons de chambrée |
Vers chantés |
Oppression Allemande |
Compagnons de chambrée |
Chansons |
Ecrire des chansons qui lui plaisent |
Vers chantés |
La vie, l'amour, la politique … |
Millions de Français |
Interview Chancel |
Réussir à se présenter fidèlement et avantageusement |
Dialogue oral |
Sa vie et son œuvre |
Centaines de milliers d'auditeurs |
Humeurs et ages
Dernière explication de l'inconstance de Brassens : rares sont les auteurs dont l'homogénéité de la pensée n'a pas à souffrir de leurs humeurs; et au delà de ses humeurs, de l'évolution de ses pensées. En ce qui concerne ses humeurs, nous pouvons penser que si Brassens a écrit quelques chansons anti-policiers et anti-cléricales au moment même où il écrivait des chansons où il fait amende honorable sur ces mêmes thèmes, il peut s'agir des deux mêmes facettes d'un seul homme. Le Brassens qui se laisse aller à la haine de temps à autres, mais qui - comme il l'a dit à Jacques Chancel -, revient parfois sur ce qu'il a fait et se juge. Il est alors possible, que dans un moment de tolérance - la tolérance est une valeur importante pour Brassens -, il éprouve le besoin de nuancer ses positions.
En ce qui concerne l'évolution de la pensée de Brassens à travers les âges, il nous semble bien que sa verve s'est atténuée au profit de sa tolérance, au fil des années. Seul le corpus des chansons nous offre un terrain homogène d'évaluation dans ce domaine. A quelques mois d'intervalles, Brassens est tour à tour haineux (Le libertaire) et très constructif (le Cri des gueux) : les paramètres de ce deux actes de communication sont si différents (voir tableau) que l'on ne peut pas les comparer. Par contre, à l'intérieur du corpus des chansons, la comparaison est tout à fait possible. Les chansons qui font amende honorable, les chansons qui font preuve d'un peu d'humanisme, sont presque toutes tardives dans l'œuvre de Brassens. On peut donc dire qu'on observe une mobilité sur le temps court et sur le temps long des opinions de Brassens. Ce qui est peu étonnant.
> Comment interpréter et gérer ces disparités.
Armés de notre connaissance sur le sujet, nous pouvons mettre au point différents outils qui nous permettront de dépasser les problèmes relatifs aux légères incohérences qui se font jour à travers les différents corpus étudiés. Ces outils permettront de choisir entre deux opinions contradictoires :
Choix par la position dans le temps. C'est un choix qui ne nous paraît pas opportun : les disparités sont mineures, et l'on n'a pu observer qu'un léger infléchissement vers la tolérance, et une légère atténuation de la verve de Brassens. En résumé, rien de nouveau, mais un léger rééquilibrage des humeurs de Brassens.
Choix par la nature des œuvres. Nous pensons qu'il est nécessaire de choisir dans les œuvres celles qui ont été réalisées dans les contextes où la pensée de Brassens était la plus libre. Ses chansons sont sans doute celles qui répondent le mieux à ce critère. La pression de la hiérarchie et du groupe devaient être très forts au libertaire. La pression de ses amis devait être sans doute encore plus forte à Basdorf ou dans le Cri des gueux. Face à Jacques Chancel, la posture de Brassens semble un peu trop mesurée, et un peu trop sage. Il n'est que dans son œuvre chantée que Brassens ne ressent pas la pression directe de ses amis, ou d'une quelconque hiérarchie. Pour écrire ses chansons, Brassens est libre.
Il est possible que des idées ne puissent pas être extraites du corpus des chansons. Si entre deux sources, les deux nous paraissent de crédibilité équivalente, nous opterons alors pour la source la plus importante, quantitativement. Brassens a chanté pour des millions de personnes. Il a parlé pour des centaines de milliers d'auditeurs. Il a écrit pour quelques milliers de lecteurs. Nous pensons qu'il est préférable de privilégier les idées qui sont parvenues au plus grand nombre.
Dernière solution, résoudre l'incohérence apparente par le jugement. Bon nombre d'incohérences ne résistent pas à une étude approfondie du sujet. Parfois il est possible de réconcilier les deux opinions, et d'autre fois, il est possible d'en éliminer une.
Armés de ces outils, il nous sera plus facile d'avoir une vision cohérente sur la pensée de Brassens.
B - Pour en finir avec le refus de la politique par Brassens
> Contre l'avis de l'auteur ?
A la question : " Pensez vous que Brassens aurait aimé que l'on dissèque les idées politiques qui émaillent son œuvre?", nous sommes forcés de répondre non. Nous avons tout de même choisi de ne pas nous laisser intimider par les grognements posthumes du poète, et de nous plonger dans cette étude. Mais il nous faut tout de même nous justifier, et parer aux critiques qui auraient pu être celles de Brassens. C'est ce à quoi nous allons nous employer ici.
Un chanteur contre la politique.
Lorsque l'on écoute Brassens parler de politique sur la fin de sa vie - dans son entretien avec Jacques Chancel -, on ne peut que l'entendre repousser et dénigrer la politique :
Chancel : "Politiquement, vous auriez pu faire une carrière"
Brassens : "Non, non. Un anarchiste ne se mêle pas de politique"
Et c'est encore plus clair quand on lit les articles du Libertaire. Brassens hait la politique telle qu'elle se pratique, et les politiques. Elle peut être nécessaire dans l'absolu - comme il le dit dans sa note du Cri des gueux - cela ne l'empêche pas de la détester dans sa forme actuelle, et de ne pas souhaiter avoir maille à partir avec elle. Aussi Brassens repousse-t-il la politique dans son ensemble :
"En quittant le Caveau de la République, on éprouve le besoin de crier son enthousiasme, de s'élever au-dessus de soi-même, de hurler son mépris au poison politique, à l'armée, à la bassesse, à la lâcheté […]" (le Libertaire)
Pour autant, Brassens n'a pas toujours refusé tous les modes d'action politique. Il a incité le peuple à se soulever dans le libertaire, et a écrit une chanson qui montre bien son attachement aux figures révolutionnaires de la commune. Brassens a sans doute gardé, toute sa vie durant une sympathie pour l'insurrection, celle qui permet d'épurer la société de la canaille politique.
De même, nombreuses sont les chansons de Brassens qui portent un message qu'en bon scientifique, nous sommes obligés de rattacher à la politique. Le Pacifisme, le refus des dogmatismes qui conduisent à s'engager, l'opposition aux totalitarismes, l'humiliation de la police comme bras armé de l'Etat, le dégoût pour les régionalismes et les nationalismes, la sympathie pour ceux que l'Etat prend pour cible … Tous ces éléments sont autant de sujets politiques. Face à cette évidence scientifique, Brassens s'en serait sans doute tiré par une pirouette rhétorique, en prétendant que cela n'avait rien à voir avec la politique, ou qu'en critiquant ces institutions, il restait en dehors du jeu politique. Mais nous sommes forcés de constater que Brassens donne son avis sur des phénomènes qui appartiennent à la sphère politique.
> Une pensée trop modeste ?
Brassens utilise un autre argument pour éviter qu'on lui prête des discours politiques. Son argument est le suivant :
Chancel : "Ces attaques, ces bombes que vous lancez parfois, vous les faites passer par le crible de la poésie."
Brassens : "Des attaques non … Vous savez je dis ce que je pense, ou ce que je crois penser. Je dis ma petite vérité, qui ne va près très loin d'ailleurs. Qui n'est pas à moi. Mais je la dis avec mon caractère, avec ma nature. Je prends les idées qui sont à tout le monde, et je les traduis selon ma propre nature. Ca ne va pas plus loin que ca. Je n'ai pas la prétention de changer le monde. Je ne sais pas comment il faut faire pour le changer. Y'a certaines choses qui dans la société actuelle ou dans la société de toujours me conviennent et d'autres qui ne me conviennent pas. Je le dis, j'enfonce souvent des portes ouvertes quoi." (Interview avec Jacques Chancel - 71)
[…]
Chancel : "En tout cas pour vous les questions sont un texte
Brassens : "Ou si j'ai quelque chose à dire. Et je n'ai pas grand chose à dire. J'ai quelque chose à faire sentir de mes émotions, et des émotions des autres. "
Brassens tente donc de faire croire que son œuvre n'a pas un grand intérêt politique, et que le message qu'il tente de faire passer est banal. Il explique également que sa pensée n'est pas si puissante, si cohérente et si globale que cela. Brassens ne sait pas comment faire pour changer le monde. Il n'a donc pas de solution globale - si ce n'est celle de l'insurrection, mais il se garde bien de le dire. A l'en croire, ses chansons ne contiennent qu'une succession de petites pensées peu originales et peu profondes.
A cela, on peut réponde deux choses. La première est la suivante : nous avons passé de nombreuses heures en compagnie de ses pensées politiques, et nous en avons conclu que ses idées étaient tranchées, particulièrement originales et souvent intéressantes. En somme, nous pensons que Brassens atténue volontairement l'intérêt et la portée de sa pensée. Nous pensons qu'en raison de son importance symbolique, et de la massive réception qui est la sienne, l'œuvre de Brassens mérite que nous y consacrions une étude politique, car ses idées sont originales et profondes.
Deuxième argument : si les scientifiques devaient n'étudier que les penseurs qui proposent des solutions politiques globales, cohérentes et homogènes, la science politique serait bien moins profonde et bien moins riche qu'elle ne l'est. Des idées, pour peu qu'elles soient originales, n'ont pas besoin d'être formées en système de pensée pour présenter un intérêt quelconque. Il suffit qu'elles aient pu se frayer un passage vers de nombreux lecteurs - ou auditeurs -, où qu'elles portent en elles une certaine forme d'excellence. Il existe d'ailleurs sans doute beaucoup d'auteurs proposant une solution globale qui valent beaucoup moins qu'une poignée d'auteurs qui ne proposent que des idées parcellaires.
Nous voulons enfin souligner le fait que Brassens ne nous a pas semblé dire tout à fait ce qu'il pensait de son œuvre dans l'entretien qu'il a donné à Jacques Chancel, et dans lequel nous avons puisé quelques citations montrant son refus de la politique, et la modestie revendiquée de son œuvre. Nous pensons que cette modestie fait vraiment partie de son naturel : Brassens n'est pas dupe, et se juge avec beaucoup de sévérité. Mais nous pensons aussi que Brassens a voulu prendre une posture plus sage et plus modeste qu'il ne l'est dans la réalité. La prudence, la modestie ont le double avantage d'imposer le respect, et surtout de ne pas paraître affirmer des idées qui pourraient lui être reprochées, par ses auditeurs comme par la presse. Brassens, seul face à lui même, dans l'écriture de ses chansons, ou encore avec quelques amis, devait faire montre de beaucoup plus d'assurance.
> Quelle opportunité scientifique ?
Nous pensons qu'il est nécessaire de dire plus en détail pourquoi nous sommes fondés à tirer de l'œuvre de Brassens sa substance politique. Si Brassens lui-même aurait sans doute refusé qu'on le fasse, par pudeur, il n'en est pas de même de la communauté scientifique. La portée politique de l'œuvre de Brassens est évidente.
Nous voulons d'abord parler de l'œuvre elle-même. Brassens a écrit de nombreuses chansons qui ont un contenu politique direct ou indirect. La guerre, la paix, le rapport aux autres citoyens et aux administrations, les considérations de Brassens sur les idées sont autant d'indices qui nous permettent déjà de dire que Brassens a une position par rapport à la politique. Quiconque refuse la politique a une pensée politique. L'anarchisme est une forme de pensée politique, qui prend les problèmes de la vie en communauté très au sérieux, et qui apporte à sa manière une solution aux problèmes qu'elle pose. Brassens n'élude pas le questionnement sur la politique. La politique est là, qui l'oppresse. Il a le courage de ne pas faire comme si elle n'existait pas, même s'il la refuse en bloc. On peut refuser la politique en n'en parlant pas. On peut aussi refuser la politique de façon argumentée. Il y a ici une nuance très importante, qui donne à une partie de l'œuvre de Brassens un tour nettement politique.
Si encore Brassens avait écrit de petites chansons anodines, sans avoir fait un grand effort de réflexion, et en ne faisant que propager des idées banales, le contenu de son message politique ne serait que peu intéressant. Mais Brassens s'est investi dans toutes ses chansons. Pour écrire ces chansons là, il a fait autant d'efforts que pour le reste de son œuvre, sinon plus encore. Et quand on sait le travail que Brassens investissait dans ses chansons, on n'est pas étonné de retrouver des textes admirablement construits, et présentant les thèmes qui lui tiennent à cœur de façon assez originales, sinon brillante. Ses chansons sont de petites entités autonomes qui synthétisent un univers et une idée, elles font en quelque sorte penser aux récits de mythes, qui disent beaucoup plus que le texte n'en dit de façon immédiate. Ces sortes de mythes à contenu politique se sont frayés un chemin jusqu'aux oreilles de dizaines de millions d'auditeurs - et ont peut-être influencé, par leur force, leurs opinions. A ce titre, l'œuvre de Brassens mérite qu'on s'y attarde.
Le tout - son œuvre chantée bien sûr - fait montre d'une certaine cohérence. Ses chansons se recoupent et se complètent, on peut combler facilement les blancs qui demeurent entre les espaces qu'elles couvrent. Elles se contredisent peu, ce qui est rare dans l'œuvre d'un parolier. Quand on a écrit 250 chansons en 30 ans, il est peu courant que ces chansons ne se télescopent que peu ou prou. Il n'est qu'à prendre l'œuvre de Brel pour s'en rendre compte. Brassens ne chante pas des chansons de genre. Il exprime ses idées, en faisant quelques concessions à la forme, et à la nécessité de plaire. Et si nous abandonnons notre vue de détail, force est de constater que ces idées demeurent finalement assez constantes. De légères disparités existent, çà et là, et nous n'avons pas voulu les passer sous silence. Mais l'œuvre, dans sa globalité, reste un œuvre homogène. Ce qui fait du corpus de ses chansons un terrain plutôt homogène pour les recherches scientifiques.
Mais nous pouvons aussi aller au delà du strict rapport entre l'œuvre et son créateur. Une chanson, un fois écrite, échappe à son créateur. Un homme public, qu'il soit là pour se défendre où non, est déformé par son œuvre et par l'imagination publique. L'image de Brassens - l'imaginaire qui gravite autour de lui - trahit nécessairement la personnalité et les idées complexes de l'homme. Car les représentations que l'on se fait de Brassens sont fondées sur une mosaïque disparate d'images d'Épinal et de vers choisis. Brassens a été dépossédé de lui même par son image publique. Brassens s'en est évidemment rendu compte :
"On m'a tellement parlé de moi que je ne sais plus vraiment où j'en suis …
Je ne cherche pas tellement à reconnaître l'image qu'on se fait de moi à l'extérieur …"
L'œuvre et la vie de Brassens, en tant qu'elles sont publiques, lui échappent. La vie et l'œuvre de Brassens ne sont donc pas sous le contrôle de l'homme. Le phénomène - dans l'acception scientifique du terme - va au delà du personnage au sens strict - des idées qu'il a vraiment eu, et du véritable sens de ses chansons.
Brassens est donc plus que la vérité sur Brassens. Brassens, c'est aussi une certaine image de l'amitié et de la charité qui ne lui correspondent qu'à moitié, et que bon nombre d'institutions politiques ont reprises à leur compte - montrant ainsi leur méconnaissance de la pensée de Brassens. On a des foyers municipaux, des bibliothèques, et un certain nombre de bâtiments publics qui ont repris le nom de Brassens - l'anarchiste.
C'est donc aussi pour rétablir l'homme dans son intégrité - dans la vérité de sa pensée originelle - qu'il est nécessaire d'appréhender son œuvre de façon scientifique. Brassens a été récupéré par quelques institutions politiques, jusqu'à l'armée Helvétique, qui a incité des jeunes gens à s'engager dans ses rangs, citation de Brassens à l'appui : "non les braves gens n'aiment pas que / l'on suive une autre route qu'eux". Ce qui est fort ironique, surtout quand on sait que sa signature a été apposée au bas de ces affiches. Brassens a une existence politique en dehors de ses chansons, une existence qu'il ne peut plus contrôler, et qu'il n'a jamais tout à fait contrôlé, et qui est souvent profondément contradictoire avec le message de son œuvre. Ces manifestations extérieures de la portée politique de Brassens sont un argument de plus qui nous conforte dans notre conviction: une étude scientifique d'un phénomène qui a des répercussions dans la sphère politique est tout à fait justifiée. Surtout quand elle permet de corriger les erreurs que beaucoup font sur les idées de Brassens.
Il faut enfin préciser que Brassens a été l'objet de critiques journalistiques et littéraires depuis les premières années, et que certaines de ces critiques ont défrayé la chronique. On cite parfois ses vers pour appuyer une démonstration politique - que ce soit par oral ou par écrit. On a écrit de nombreux articles, et quelques livres, qui consacrent parfois de l'espace aux idées politiques de Brassens. La polémique sur la chanson Les deux oncles a déclenché une vague d'articles dirigés contre les opinions politiques de Brassens. Ce qui constitue un énième exemple de la pénétration des œuvres de Brassens dans la sphère politique.
Politique par son contenu, de façon intrinsèque, l'œuvre de Brassens l'est aussi par sa réception, son interprétation et son utilisation. Son œuvre a survécu à sa mort, et continue de faire le bonheur de nombreux jeunes qui la découvrent. Son influence n'est donc pas près de se tarir.
Cette sous partie a pour objet de présenter la pensée de Brassens de façon critique, en soulignant ses faiblesses, et en la reliant aux facteurs qui la déterminent. Nous pensons à travers dans sa biographie, et dans son caractère, les raisons qui font de sa pensée un ensemble aussi atypique. Nous avons par ailleurs été amenés à penser que Brassens a souvent fait l'économie d'une réflexion critique, pour privilégier des coups de sang ou des rancœurs tenaces. Nous allons montrer pourquoi.
A - Des opinions teintées d'affect.
La prégnance de l'affectivité dans les considérations politiques de Brassens nous a marquée tout au long de notre étude. Elle est présente en filigrane, avec une grande constance, dans toute l'œuvre de Brassens. Un seul document échappe à cet invariant : la note que Brassens a fait circuler dans le Cri des gueux. Nous avons expliqué plus haut pourquoi nous pensons que le ton de Brassens a été fortement déformé par l'influence implicite des autres membres du journal - dans ce cas précis -, ce qui empêche le recours au Cri des gueux comme contre-exemple.
Cette mobilisation constante du registre de l'affectivité transparaît dans le vocabulaire que Brassens emploie. Dés que Brassens fait entrer dans une chanson un personnage qu'il souhaite présenter de façon négative, il se voit affublé de petits noms de sa composition, qui sont rarement flateurs. Les bourgeois et les croquants peuvent passer pour des appellations banales. Mais les pandores - policiers - sont assimilés avec astuce à tous les maux du monde. Brassens a fait toute sa vie durant une moisson de mots désuets, de mots d'argots, de mots d'excellent français, etc … Et il sait en faire usage avec beaucoup de talent et de malice, pour présenter les personnages qu'il n'apprécie pas de façon à ce que l'on ne puisse que les trouver ridicules. Le plus souvent, il ne laisse pas son lecteur le loisir de juger par lui même. Il assène aux 'méchants' une nuée de mots ridicules, et les gentils reçoivent leur moisson de mots flâteurs. Dans les petits mythes que constituent bon nombre de ses chansons, Brassens n'a ni le temps, ni le désir de présenter les problèmes de façon critique. Il constitue le plus souvent deux camps, présentés de façon manichéenne, et choisit bien sûr le sien. Les personnages sont presque toujours augmentés d'une charge affective, qu'elle soit négative ou positive.
Parfois, cette charge affective se transforme en véritable haine palpable, et tout à fait dégradante pour les personnes que Brassens caricature. La finesse, et le talent de Brassens se transforment alors en emphase, en grandiloquence. Les insultes pleuvent, et elles sont sans appel. Brassens n'hésite pas à faire appel au registre scatologique, pour qualifier les hommes politiques, explicitement assimilés à de la matière fécale - (le Libertaire). La pensée de Brassens n'est donc jamais présentée de façon équitable pour toutes les parties. Brassens ne juge pas. Brassens a déjà jugé. Il condamne sans appel, en daignant parfois se justifier de son opinion, ou en concevant plus souvent de petites intrigues taillées sur mesure pour démontrer ce qu'il a à dire. Les mots sont au mieux ironiques, mais ils peuvent aussi être sévères, dégradants, et parfois haineux.
Quand on ne peut pas percevoir la haine de Brassens pour la politique de façon directe - dans le vocabulaire de Brassens -, on peut la ressentir à travers le ton de ses chansons, ou encore la deviner à travers leur construction, toute entière tournée vers un objectif : déprécier les belliqueux, les vendeurs et les consommateurs d'idées, les gens qui se préoccupent de politique, et de façon générale ceux qui respectent ou symbolisent l'ordre établi. On sent que la machine de Brassens est prête à écraser le thème sur lequel elle s'exerce. Mais Brassens sait se faire pardonner, par la finesse des idées qu'il dispense, par la forme très inventive et malicieuse qu'il donne à ses virulentes critiques, en un mot par le talent qui est le sien lorsqu'il est mû par l'énergie de la contestation. On lui pardonne alors l'intempérance et le manichéisme de ses propos. On imagine d'ailleurs mal Brassens traiter une chanson comme on traiterait un ouvrage de sciences politiques. En revanche, on peut l'imaginer concevant, à la manière de Fellini dans le 7e art, des œuvres où le mal est beaucoup moins distant du bien, et où les méchants ne sont jamais tout à fait méchants, les gentils jamais tout à fait gentils. (C'est peut-être en cela que Brassens manque cruellement d'humanisme.) Brassens semble tirer une certaine jouissance de ses intrigues, il semble aimer ridiculiser ce qui ne lui plait pas. Louis-Jean Calvet en atteste, en rapportant l'attitude de Brassens sur scène. Au moment même où Brassens sait qu'il dit quelque chose de choquant, sa voix s'éclaire et se réchauffe, et un petit sourire coquin traverse son visage comme il traverserait celui d'un enfant conscient d'avoir fait une bêtise. D'ailleurs, Brassens va parfois jusqu'à s'intégrer dans l'intrigue, pour bien montrer qu'il prend du plaisir quand les 'cognes' (policiers) se font 'rosser' (Hécatombe).
L'œuvre de Brassens prend donc parfois le tour d'un vengeance, ou d'une humiliation jouissive. Lorsqu'il doit en passer par le domaine de la politique, le poète se transforme en virulent critique, qui déverse un flot de propos finement dégradants sur les hommes et les institutions. Et l'on devrait le prendre au mot, lorsqu'il déclare à Jacques Chancel que ses chansons expriment des sentiments :
Chancel : "En tout cas pour vous les questions sont un texte
Brassens : "Ou si j'ai quelque chose à dire. Et je n'ai pas grand chose à dire. J'ai quelque chose à faire sentir de mes émotions, et des émotions des autres. "
Brassens voudrait donc que ses chansons soient prises comme l'expression de ses affects, et non comme des entités logiques. A moins qu'il n'affecte de le penser. Nous ne savons pas s'il s'agit là de fausse modestie ou de modestie bien réelle. Nous avons cependant des éléments de réponse : nous pensons que Brassens ne se considérait pas un grand poète, ou un grand penseur. Preuve en est le début de Quand les cons sont braves :
Sans être tout à fait un imbécile fini
Je n'ai rien du penseur, du phénix, du génie
Mais je ne suis pas le mauvais bougre, et j'ai bon cœur
Et ca compense à la rigueur.
Cette aparté clos, nous en revenons à la trame de notre réflexion. Brassens a déclaré qu'il a plutôt des émotions à faire passer que des idées. Mais il n'accepte pas la suite que nous voulons donner à cette réflexion introspective. Pour nous, Brassens lance des bombes, attaque des hommes et des institutions. Jacques Chancel lui pose la question que nous aurions aimé lui poser :
Chancel : "Ces attaques, ces bombes que vous lancez parfois, vous les faites passer par le crible de la poésie."
Brassens : "Des attaques non … Vous savez je dis ce que je pense, ou ce que je crois penser. Je dis ma petite vérité, qui ne va près très loin d'ailleurs. Qui n'est pas à moi. Mais je la dis avec mon caractère, avec ma nature. Je prends les idées qui sont à tout le monde, et je les traduis selon ma propre nature. Ca ne va pas plus loin que ca. Je n'ai pas la prétention de changer le monde. Je ne sais pas comment il faut faire pour le changer. Y'a certaines choses qui dans la société actuelle ou dans la société de toujours me conviennent et d'autres qui ne me conviennent pas. Je le dis, j'enfonce souvent des portes ouvertes quoi. […] J'attaque peu de gens. J'attaque rarement les hommes. J'attaque plutôt certaines institutions, et d'une manière un peu indirecte."
Il nous a semblé que les attaques de Brassens étaient plus originales et plus personnelles qu'il ne voulait bien l'admettre. Il nous a semblé également qu'il attaquait souvent des hommes - les belliqueux et les hommes qui propagent des idées, les braves gens (etc..), et qu'il le faisait de façon assez humiliante. Nous voulons marquer notre désaccord avec Brassens. Nous pensons qu'il n'a pas voulu le dire, ou pas voulu le voir, mais qu'il était bel et bien un chanteur agressif.
> Parole de la réaction ou parole de la construction ?
Pour affiner notre vue sur ce point, nous nous sommes intéressés à la façon dont Brassens se place par rapport à la politique, à chaque fois qu'il aborde ce thème. Et il nous a semblé que Brassens ne fait que critiquer tous les thèmes qu'il aborde. Il vise les choses telles qu'elles sont, et proclame qu'elles sont 'mauvaises'. On pourrait presque écrire en sous titre de chacune des chansons l'une de ces deux phrases : ils sont idiots -- ou -- c'est idiot.
"Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
Est plus de quatre on est une bande de cons"
-Ou encore
"Qu'aucune idée sur terre n'est digne d'un trépas
Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas"
Nous pourrions citer presque autant d'exemples qu'il y a de chansons dans notre corpus statistique : seules 10 chansons nous ont paru être plutôt orientées vers un engagement positif. Nous les avons relevées en tentant d'être généreux dans notre appréciation : Le boulevard du temps qui passe / Le passéiste / Le vieux Normand / Stances à un cambrioleur / Jeanne / L'auvergnat / La messe au sujet repenti / Le mécréant repenti / Dom Juan / L'Epave sur un total de 85 chansons. Il faut aussi noter que 6 chansons se sont révélées neutres. Ce qui nous fait un total de 69 chansons négatives, 10 chansons positives, 6 chansons neutres.
Brassens pense donc presque systématiquement contre. Et bien rares sont les chansons dont on peut retirer un conseil constructif. On sait tout de même qu'il ne faut pas faire la guerre, et l'on sait qu'il ne faut pas soutenir d'idées. Mais on sait tout ca par la négative. Brassens ne chante pas pour le pacifisme, mais contre la guerre. Il ne chante pas pour le scepticisme, mais contre les dogmatismes. La posture de Brassens face à la politique est systématiquement négative. Il pense contre, et jamais pour. Il préfère critiquer plutôt qu'exalter. Nous en sommes venus à la conclusion que c'était le caractère de Brassens, que de parler contre et non pour - lorsqu'il s'agit de politique. Brassens a toujours été rétif aux engagement, et aux idées, les siennes y compris. Que ce soit dans l'interview de Jacques Chancel, ou dans ses chansons, Brassens ne donne pas de conseil, et conseille même de ne pas donner de conseil (Le vieux normand). Il préfère pointer du doigt ce qui ne lui va pas. Pourtant, lorsque l'on parle contre, on parle pour. Lorsque l'on chante contre la guerre, on chante pour la paix. Brassens a donc émis bon nombre d'idées par la négative. Mais il nous semble qu'il a moins de mal à assumer ses positions dans une posture contestataire que dans une posture laudative.
Si l'on veut donner un nom à la façon dont Brassens traite chacun de ces sujets, on pourrait dire qu'il est contestataire. Si l'on veut être encore plus sévère, on peut en dire qu'il est parfois réactionnaire. Car dans nombre de sujets, détruire ne revient pas à construire. Détruire le principe de mettre en application des idées, c'est être favorable à l'absence de mise en application des idées : remplacer la matière par l'antimatière, ou la politique par l'"antipolitique". Ce qui ne revient pas au même que de proposer la paix plutôt que la guerre : ce type de refus est beaucoup plus léger à assumer. Cependant, l'antipolitique a un nom savant: l'anarchie - encore que la définition soit fort complexe, et sujette à moult débats - nous le verrons plus loin. (Et nous verrons également que la posture du refus est considérée par quelques théoriciens de l'anarchie comme une posture fondamentale dans ce mouvement de pensée).
Il est distrayant et instructif de faire le détail des postures du refus que Brassens peut employer, et qui aboutissent toutes à une conclusion du type ils sont idiots --- c'est idiot. Brassens emploie donc plusieurs biais : Soit il nous prend à témoin que certaines gens sont méchants. Soit il nous narre l'histoire de l'humiliation d'un personnage qu'il n'aime pas. Il peut aussi nous expliquer que l'attitude de certaines personnes est peu réfléchie. Il peut également exalter un symbole ou un être qui est l'antithèse de quelque chose qu'il hait. Il peut commencer une chanson par un sujet qu'il n'aime pas, et bifurquer immédiatement en nous expliquant que ca n'a pas d'intérêt. La palette des outils de la contestation est très grande, et il faut souvent écouter ses chansons de façon attentive pour comprendre qu'elles sont essentiellement dirigées contre , contre quelqu'un ou quelque chose. Toute la construction de sa chanson est orientée vers cet objectif.
> Statistiques
Pour étayer notre thèse, nous avons tenté d'isoler du corpus statistique - c'est à dire le corpus politique le plus large qui soit - les chansons qui répondent aux critères suivants :
- Les chansons au vocabulaire passionné ou ironique (moqueur)
- Les chansons qui ont une forte volonté d'humilier
- Les chansons qui sont écrites contre
Les résultats de nos recherches sont regroupés dans le petit tableau suivant :
|
Nombre de chansons qui vérifie le critère |
Sur un total de |
En pourcentage |
Vocabulaire passionné / ironique |
61 |
85 |
72 % |
Forte volonté d'humilier |
17 |
20 % |
|
Ecrit contre |
69 |
81 % |
B - Etiologie des affects de Brassens
>Liens entre la biographie et les idées de Brassens
Nous avons établi un constat: les chansons de Brassens sont construites avec passion - la passion telle que les premiers politistes Grecs l'entendaient. Nous allons maintenant tenter d'expliquer pourquoi. Au delà du caractère du poète, nous pensons que sa vie a fortement joué sur certaines de ses idées politiques. Un épisode en particulier pourrait avoir eu des conséquences très profondes. Il s'agit de l'épisode du vol (dont ont sait l'importance qu'il a pu avoir pour d'autres : Rousseau raconte combien il a été marqué par un vol dans les Confessions). On sait que Brassens a longtemps eu une légère inclination vers la chapardise et la vie en bande. On sait aussi que Brassens a été arrêté pour avoir participé à une série de cambriolages dans sa ville natale de Sète. C'est cette expérience qui lui a coûté ses études, et la bienveillance du cocon familial. C'est pour cette raison qu'il a du monter à Paris : pour se débarrasser de son étiquette de paria, et pour restituer son honorabilité à sa famille. On peut se demander, à l'écoute de ses chansons sur la maréchaussée - les plus virulentes qu'il ait jamais écrites -, si son séjour dans la cellule des policiers de Sète n'y est pas pour quelque chose. Il nous a semblé que sa haine du 'pandore' était beaucoup plus considérable que toutes les haines qu'il a pu nourrir pour d'autres symboles et d'autres hommes. Cet épisode- qui a coûté à Brassens sa ville natale -, a sans doute eu un grand retentissement sur lui. Nous n'avons pas trouvé de preuve formelle ce que nous avançons. Mais il nous a semblé que Brassens hait sans réserve et sans limite les policiers, bien plus encore que son caractère contestataire n'aurait pu nous le laisser supposer. Il est fort probable que Brassens ait gardé un sentiment amer à cause de ses démêlés avec la police et avec la justice. Pour ce qui est des juges, Brassens n'a pas non plus montré beaucoup de clémence. Dans gare au gorille, il réserve au seul juge de son œuvre chantée un traitement très spécial, qui n'a sans doute pas échappé aux oreilles de nos lecteurs.
Mais cette expérience a pu laisser une autre trace dans la psyché de Brassens. Elle a pu faire de lui un homme disposé à tout pardonner. Si Brassens est peu loquace - dans tous les entretiens qu'il a donnés - quand il s'agit d'évoquer les conséquences de son arrestation, il parle en revanche souvent, et avec beaucoup de passion de l'attitude de son père venant le chercher chez les policiers. Celui-ci ne lui aurait pas adressé un mot de reproche, il l'aurait regardé de manière compréhensive et lui aurait tendu sa blague à tabac. Brassens a évoqué cet épisode plusieurs fois, à la radio et dans une chanson autobiographique notamment :
"Il lui disait bonjour petit
On le vit on le croirait pas
Il lui tendit sa blague à tabac
Je ne sais pas s'il eut raison
D'agir d'une telle façon
Mais je sais qu'un enfant perdu
A de la corde de pendu
A de la chance quand il a
Un père de se tonneau là
Et si les chrétiens du pays
Jugent que cet homme a failli
Ca laisse à penser que pour eux
L'évangile c'est de l'hébreu"
On comprend donc mieux la force du pardon chez Brassens. Brassens a tendance à ne pas tolérer qu'on ne veuille pas accorder son pardon aux criminels de guerre nazies, il est révulsé par les journalistes qui sont heureux quand on passe un criminel de guerre sur l'échafaud. Brassens semble même souhaiter que ces hauts dignitaires Nazies ne fassent pas de la prison. Opinion qui s'éclaire lorsqu'on la recoupe avec l'attitude du père de Brassens, et la marque profonde qu'elle a laissé dans la psyché de Brassens. Le choc laissé par l'attitude compréhensive du père de Brassens lui a laissé une capacité de pardon à l'épreuve de tous les défis.
> Synthèse critique.
Brassens est donc un chanteur qui ne peut pas parler de politique sans entrer dans le registre passionnel, et qui ne s'aventure presque jamais dans le domaine des idées. Il préfère se cantonner à celui de la contestation, quitte a devoir avoir quelques idées par défaut. Nous pouvons les résumer à ceci : le refus de la politique - l'anarchisme. Quelques penseurs ont résumé la pose anarchiste à une hypertrophie de l'action et de la haine contestataire. La vie de Bakounine ressemble à cet archétype, partagée entre une envie dévorante d'enflammer ce monde, qu'il détestait tant, et une œuvre toujours commencée, mais jamais achevée, constituée de morceaux de livres et de projets littéraires abandonnés. Jünger était encore plus sévère dans son jugement, lorsqu'il présentait l'anarchisme comme le fait de quelques pétardiers sans cervelle. La contestation est toujours présente chez les anarchistes contemporains, mais elle a semble-t-il changé. Henri Leroux fait remarquer à juste titre que les anarchistes ont perdu leur tendance à l'activisme au cours du XXe siècle en France. Si nous nous limitons à une vue superficielle de l'anarchisme, nous pouvons donc dire que Brassens est un anarchiste moderne, haineux, fuyant la théorie, et désintéressé par l'action radicale.
Nous allons émettre une hypothèse, qui demanderait beaucoup de travail pour être vérifiée, mais qui va dans le sens de notre sentiment. Brassens ne peut pas supporter bon nombre de manifestations de l'Etat et de la politique, car il est rétif à tout forme d'autorité. Il ne pourrait accepter que l'autorité légitime d'un pair dans un art. Brassens serait rarement amené à penser la politique d'une façon neutre. Il faudrait pour cela que le regard de ses amis l'y pousse. Seul face à ces problèmes, Brassens en reviendrait à ses opinions tranchées et passionnées, qui sont plus la marque de l'affectivité que celle de la réflexion. Brassens serait tout à fait capable de concevoir les idées qui peuvent dépasser et infléchir ses propres passions. Preuve en est le document qu'il a fait circuler à l'intention de ses amis du Cri des gueux, et qui dit que la politique est une fatalité puisque les hommes sont incapables de vivre entre eux de façon harmonieuse sans système politique. Mais Brassens nourrit de profonds sentiments de rejet à l'égard de l'Etat. Brassens ne se sent pas à son aise dans la société, Brassens a du mal à supporter le monde tel qu'il est. Ce type de comportement nous semble susceptible de s'éclairer sous la lumière de la science psychanalytique.
Nous allons nous aventurer dans une explication freudienne, qui laissera comme toujours dubitatifs les chercheurs qui rejettent les idées de Freud en bloc. Freud disait qu'un être humain devait s'adapter à la société qui l'entoure afin d'y être le plus à son aise, et de s'y réaliser. C'est à cela que l'on juge la réussite du dépassement du très célèbre conflit de l'Œdipe. Freud disait également que l'on mesurait la réussite d'une psychanalyse au fait que l'on sache aimer et travailler. Brassens n'a jamais vraiment su se réaliser de façon classique dans le domaine de l'amour. Et c'est par hasard que son travail désintéressé et presque improductif lui a apporté ce succès. D'autres éléments nous poussent à penser que Brassens n'avait pas une structure psychanalytique exempte de toute fixation et de toute configuration perverse ou névrotique. On en trouve un indice notable dans son attitude face à la mort. On peut vraiment dire qu'elle l'obsédait. Elle tient une place étonnante dans son œuvre. Et quelques éléments biographiques nous le confirment : Brassens ne dormait qu'après s'être enfermé derrière une plaque de fer, et laissait toujours une corde dans sa chambre au cas où sa maison prendrait feu. Deuxième constat : on trouve des traces d'hystérie, d'obsession, et peut-être d'une structure perverse dans sa personnalité. Brassens entretenait un rapport étrange à l'argent. Il s'est longtemps laissé entretenir, jusqu'au jour où il a gagné de l'argent: il s'est alors défaussé de toute responsabilités financières sur un ami, qui a pris en charge la gestion de cet argent. Mais pour vérifier de telles hypothèses, il faudrait les soumettre une étude beaucoup plus approfondie. La méthodologie serait d'ailleurs particulièrement délicate à élaborer, et la crédibilité qui en résulterait serait assez faible: Freud lui-même s'est livré à ce type d'exercice, et n'a pas convaincu tous ses pairs.
Il semble en tout cas que Brassens ait été rétif à ce principe phare de la psychanalyse énoncé par Freud, qui disait que face à la réalité, on ne devait pas être autoplastique mais alloplastique. Ce qui signifie que l'on ne devrait pas tenter de s'adapter, soi, au monde, mais d'adapter le monde qui nous entoure à nous même. Et mieux encore : qui disait que l'on devait choisir le monde qui nous entoure pour pouvoir nous y épanouir. A condition que notre structure psychologique le permette, qu'elle ne soit pas déjà trop viciée. Brassens avait peut-être besoin de pouvoir détester, et de pouvoir se venger. Brassens avait peut-être besoin de compenser cette charge agressive en étant excessivement gentil et compréhensif à d'autres moments. Brassens avait peut-être besoin de se rassurer en face de la mort en en faisant une obsession. Brassens aimait peut-être être entretenu comme il l'avait pu être dans son enfance.
> Transition.
Brassens a donc des côtés sombres, que la psychanalyse nous a permis de voir de façon moins naïve, et donc moins compréhensive. Sa pensée fait preuve d'une grande agressivité, et se révèle incapable d'accepter des faits politiques banals. Pourtant, nous pensons qu'elle mérite un autre traitement que celui que nous venons de lui faire subir. Une pensée du refus peut avoir une grande valeur. Une pensée qui est plus sensible aux injustices du système politique qu'une autre. Qui ne parvient pas à l'accepter, et qui le tance vertement. En politique, les affects ont une place de grande importance, à côté de la logique. Il ne faut donc pas les chasser d'un revers de la main. Aussi pensons nous qu'il est tout aussi valable, sinon plus, d'isoler la pensée de Brassens de son contexte, et de l'étudier en tant que telle, ex-nihilo. Beaucoup de travaux scientifiques font l'économie du contexte dans lequel un penseur s'est exprimé. Présenter les idées d'un auteur de façon critique est une démarche à double tranchant, qui nous apprend beaucoup sur l'homme, mais qui oublie de traiter ses idées à leur juste valeur - dans l'état dans lequel elles sont parvenues à son public - comme un objet scientifique. Nous avons donc pensé que les deux approches se complèteraient avantageusement.
Nous allons déconnecter les idées de Brassens de l'homme, et les mettre en rapport avec divers mouvements d'idées politiques. Brassens a donc écrit sur la politique. La politique ne peut que l'intéresser, puisque la politique, c'est les autres. Brassens est un homme entier, qui veut parler de tout. De politique y compris, quand bien même il en serait profondément insatisfait. Nous avons tenté de présenter ses idées en la matière de façon logique et ordonnée.
A - Parentés idéologiques
>Quelques idées libérales.
Il nous a semblé que Brassens pouvait - par certaines idées - se rapprocher des libéraux. Brassens chante en effet les bienfaits d'un individualisme forcené, par opposition au groupe. L'unité politique de base de Brassens n'est pas la nation, la communauté, le village ou même la famille. L'unité politique de base est l'individu. Celui-ci doit tout faire pour se défendre de l'agrégation de son individualité, ou de ses idées avec celles d'autres personnes. Tout sentiment, toute idée, dés lors qu'ils ne sont pas nourris par une personne seule, à l'écart des influences de groupe, est abject et dangereux. Brassens se méfie comme de la peste des idées qui sont produites par un groupe, une foule, une masse, surtout quand celle-ci est chapeautée par un leader. Brassens illustre sa conviction en chantant qu'au delà de quatre, on est une bande de cons. Le groupe lui fait véritablement peur, et il s'exclame : "dieu que de processions, de monômes de groupes, que de rassemblements de cortèges divers, que de cliques de meutes de troupes". Chacun chez soi, et jamais d'attroupements de plus de quatre, telle est la solution pour éviter la pression du groupe sur l'individu.
Tout comme la plupart des libéraux, Brassens refuse donc qu'on ôte, ou qu'on limite la liberté des hommes. Tout le mouvement d'idées des droits de l'homme a focalisé son attention sur la liberté de chaque homme (en accord avec bon nombre d'autres tendances plus totalisantes). L'individu doit être protégé des excès et des pressions des institutions. Il doit avoir un espace vital garanti. Et même plus encore - au delà du principe des droits de l'homme : la politique doit se limiter au plus petit dénominateur commun. Elle doit se cantonner à quelques institutions légères et peu contraignantes. Développer l'Etat, c'est réduire la liberté individuelle. Cette volonté de laisser l'homme le plus libre de ses mouvements, cette méfiance fondamentale envers tout ce qui dépasse l'homme - en pouvoir comme en taille - Brassens la partage avec les libéraux. Brassens a peur de tout groupe qui s'agrège pour porter un jugement. Brassens veut que chaque homme reste libre de ses opinions, et n'ait pas à souffrir les principes de ceux qui se constituent en bandes.
Brassens voudrait donc que l'on concentre notre énergie sur le droit à la différence, et la protection de la diversité - autre thème de prédilection des libéraux. C'est une idée qui revient constamment dans son œuvre. Il ressent de façon très contrariante l'opinion des autres. Il souffre de ne pas être accepté comme différent. Il souffre de la tendance naturelle qu'ont les institutions et toutes les autres instances de régulation sociale à écraser la diversité au profit d'une identité commune. Brassens aimerait que les groupes n'exercent plus leur fonction de régulation sociale, et que les hommes puissent de nouveau jouir de leur liberté, pour s'épanouir comme bon leur semble, sans devoir souffrir de la mauvaise réputation. On trouve d'ailleurs une trace de la conscience qu'avait Brassens de ces idées politiques inscrites au plus profond de ses croyances politiques :
"J'ai découvert là une des choses que je portais en moi, sans savoir quel nom leur donner. Priorité à la liberté. […] Je ne suis pas doué pour t'expliquer ces théories, c'est une sorte d'attachement viscéral à la liberté et une rage profonde quand des hommes veulent imposer quelque chose à d'autres hommes". (lettre à André Sève)
Brassens refuse tout simplement la pression sociale sur lui. Il refuse que la politique - l'expression plus ou moins pure de la volonté de plusieurs hommes sur chacun - exerce sa contrainte sur lui. Comme nous venons de le voir, cela le fait rager. Si certaines idées de Brassens sont assurément libérales, c'est d'un libéralisme extrême qu'il s'agit. Car Brassens refuse de construire un monde meilleur à l'échelle du groupe. Le seul espoir de vivre mieux entre hommes, se situe au niveau de chaque individu. C'est le comportement individuel de chacun qui changera le monde. Si c'est la contrainte collective qui rend le monde meilleur, on s'éloigne alors de l'idéal de Brassens.
Brassens retrouve enfin les libéraux dans une idée assez usuelle, et selon laquelle il ne fait pas tendre vers l'égalité des conditions, sous peine de lisser les personnalités, et d'altérer la diversité naturelle des hommes (CF note sur la religion - Le cri des gueux). L'inégalité est une donnée irréductible, qu'il faut accepter, et ne point trop combattre, sous peine de créer un monde assez fade, et oppressif pour ceux qui ne sont pas semblables à l'individu moyen.
>Quelques idées sceptiques
La deuxième grande inclination politique que nous ayons relevée chez Brassens est la suivante : le recours presque systématique au scepticisme - dans son acception la plus simple. Pour toute une série de raisons, Brassens doute de tout ce qui touche à la politique. Si on lui propose de faire un choix, entre la droite, la gauche, le centre […], il répond dans Le vieux Normand que le fil d'Ariane lui fait peur, et qu'il ne lui sert plus qu'à couper le beurre. Qu'il s'agisse d'espérer un monde meilleur, de condamner tout à fait la politique telle qu'on la pratique au moment où il écrit ses chansons, ou encore de conseiller une insurrection en guise de solution politique, Brassens n'est jamais tout à fait sur. Qu'on lui demande un conseil, et Brassens revendique - sur la fin de sa vie seulement - son scepticisme. Il prétend qu'il est déconseillé de donner des conseils.
Brassens propose même une explication particulièrement étayée de son scepticisme. Il invoque la relativité et la volatilité des opinions. Les opinions sont relatives, car tous les individus pensent, et beaucoup donnent leur avis. Or, il s'avère que les avis divergent au final. A cela, Brassens fournit une explication dans Ceux qui ne pensent pas comme nous - chanson particulièrement intéressante. Il prend l'exemple d'une situation où deux individus sont en désaccord. L'un est plus intelligent que l'autre, mais le plus idiot des deux n'en démord pas, car : "entre nous soit dit, bonnes gens pour reconnaître / que l'on est pas intelligent, il faudrait l'être". Les idées sont donc toutes relatives à ceux qui les formulent. Pourtant, la vérité ne peut être qu'une, en politique comme ailleurs. Brassens est donc en face d'un problème insurmontable, lorsqu'il prend conscience de la variété des opinions face à une vérité qui ne peut être qu'unique. Dans la somme des opinions sur l'organisation des institutions, il est bien difficile de reconnaître celle qui est la plus juste. Et Brassens va plus loin, en citant 'le génial' Voltaire : "Je souffre volontiers qu'on ne se conformât point à mon avis. Vous proférez Monsieur des sottises énormes, mais je me battrai toute ma vie pour qu'on vous les laissât tenir." En l'absence de certitudes, il convient donc d'empêcher les solutions contrariantes, ou les solutions définitives d'être mises en place. Il vaut donc mieux éviter d'agir selon ses idées, et s'en tenir à une posture sceptique. Ainsi, tous les hommes pourront continuer de trouver des idées, et de les confronter les unes aux autres. Il n'y a là rien de grave, du moment qu'on ne les prenne pas au sérieux.
Car les idées sont volatiles, et elles sont très vite - trop vite - passées de mode. "La vérité flotte au grés des saison, tout fier dans son sillage, on barre, on a raison. Mais au cours du voyage, elle a viré de bord. Elle a changé d cap, on arrive, on a tort." (Le vieux Normand) Les idées n'ont pour ainsi dire aucun sens, puisque elles passent, qu'elles font trois petits morts et puis s'en vont, sans avoir rien changé. La politique n'est jamais changée par la mise en application d'idées. Elle est en quelque sorte immuable. Et c'est là le cœur de la pensée de Brassens. Pour comprendre tout à fait l'idée du poète, il faut lire avec beaucoup d'attention cette citation, tirée de Tant qu'il y aura des Pyrénées :
Dans mon village on peut à l'heure
Qu'il est sans risque de malheur
Brandir un drapeau quel qu'il soit
Mais jusqu'à quand, qui lo sa ?
On peut prendre ces quatre vers de Brassens comme une prophétie : la démocratie n'est pas une victoire durable de la civilisation occidentale. Ce n'est que l'age d'or, qui viendra sans doute bientôt à son terme, et qui verra alors l'âge d'Airain le remplacer, annonçant par le déclin le début d'une nouvelle boucle. Brassens doute donc très fortement de l'idée de progrès. Il hésite souvent entre le temps cyclique, et le temps linéaire, popularisé par les penseurs du XIXe siècle. Parfois, dans sa jeunesse, Brassens cède à la tentation de la critique de notre siècle. Mais Brassens finit par sortir complètement de ces considérations séculières, et par ne plus utiliser qu'un temps cyclique dans ses chansons et ses propos.
Dans Honte à qui peut chanter, Brassens explique qu'il ne sert à rien de se précipiter pour éteindre l'incendie de la ville éternelle, puisque "Rome brûle tout le temps". Les problèmes politiques sont éternels, ils reviennent toujours, semblables et toujours impossibles à résoudre. Il est donc vain de chanter pour que Rome perdure. La pourriture politique est immuable. La volonté passionnée d'en venir à bout est son corollaire. A qui sait observer le temps, et l'histoire, viendra l'idée d'un temps cyclique, qui ne fait que se reproduire éternellement. Brassens n'a pas formulé cette idée de façon claire et précise. Il ne semble pas qu'il ait eu conscience de cette idée. Mais la plupart de ces chansons attestent de sa croyance en un temps débarrassé de tout progrès. Un temps classique en somme :
Passé |
Présent |
Futur |
Surdimensionné |
Dévalorisé et reproductif |
Inexistant |
La place du passé dans l'œuvre de Brassens est très importante. Bon nombre de ses chansons sont conçues comme des mythes. On sait la place que le mythe tenait dans la conception grecque ancienne du temps. Jean-Pierre Vernant en dit que le mythe est un petit récit qui n'a pas d'age, et qui sert de modèle à partir duquel le présent se déroule. Le mythe est une histoire passée, qui est encore d'actualité, un canevas flou qui n'est pas vraiment daté, et qui fait aussi office de présent puisque le passé, c'est le présent. Cette conception, dominante à la période Grecque classique, Brassens l'a reprise à son compte. La vision du temps de Brassens est incongrue et minoritaire à l'époque contemporaine, tout comme Héraclite pouvait être minoritaire à l'époque classique ("on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve"). Dans l'œuvre de Brassens, le présent est semblable au passé, et le passé tient une place floue et matricielle, de la même façon que dans la plupart des mythes anciens. Quant au futur, il n'a pas le droit de cité. Le futur, c'est le passé, et c'est le présent. Il n'a donc pas l'épaisseur que le futur d'Hegel peut avoir. Voici ce que Brassens en dit :
Jacques Chancel : "Demain, il y aura quoi ? Demain, c'est l'avenir ?"
Georges Brassens : "Oh demain … demain, c'est tout de suite."
Ainsi, le monde se reproduit. Et les idées n'y peuvent rien. Rome brûle tout le temps, et le meilleur capitaine a beau prendre le gouvernail, il ne parviendra pas à dévier le bateau de sa route. Il ne sera que l'instrument du temps cyclique. Il ne fera que reproduire les mêmes erreurs, et les mêmes bienfaits que jadis. Personne ne parviendra à faire sortir le navire du temps cyclique. Par contre, il est fort probable que chaque nouveau capitaine fasse couler son comptant de sang, épingle au tableau des victimes quelques innocents qui ne pensent pas comme eux. Une fois de plus, mieux vaut être prudent, et s'en tenir à un scepticisme systématique. Après la révolution, après la tempête, après la réforme, le monde n'aura pas changé. On restera avec une perte brute : celle de ceux qui auront été écrasés par le dogmatisme. La révolution Française n'échappe pas à cette règle :
"On prenait la bastille, et la chose étant faite,
Sur la place publique on dansait
Pour en bâtir une autre à la fin de la fête
Dans mon rêve où le roi des cons était français"
(le cauchemar)
D'où le mécontentement de Brassens à l'égard des fâcheux qui manipulent les idées, sans se rendre compte de leur danger, ou en pleine conscience de leur méfait. Brassens n'a de cesse de les fustiger. Ils sont ceux qui allument le feu aux poudres, qui brisent la règle d'or du scepticisme. Tant qu'à faire, Brassens préfère conserver la situation telle qu'elle est, même s'il sait pertinemment que c'est un vœu pieu. Brassens exprime donc son dégoût pour ceux qui se compromettent avec le régime, ou encore ceux qui suivent des faiseurs d'idées. Brassens est favorable à une sorte de minimalisme politique. A une prudence excessive. A une déconsidération de tout ce qui fait miroiter un progrès. Le sage sait qu'il ne sait pas. Il préfèrera donc s'abstenir. Ou mieux encore: s'aventurer le moins possible, et même se désengager des bêtises commises.
>L'anarchisme qui en découle.
La synthèse des idées et des humeurs que nous venons de présenter aboutit logiquement à rattacher Brassens à la famille des anarchistes. La seule porte de sortie, la seule balise politique à laquelle Brassens peut se rattacher, étant donné la force de son libéralisme, la force de son scepticisme, et l'intensité de sa haine pour la politique, ne peut être que l'anarchisme. Ce libéralisme extrême va jusqu'à refuser le pouvoir de tout groupe d'individu sur un autre. On gagnerai peut-être à qualifier Brassens de Libertaire, plutôt que de libéral, bien qu'il ne fasse au fond que pousser dans ses retranchements le concept de liberté. Il n'y a pas de solution démocratique (au sens scientifique du terme) à une telle opinion politique. Et Brassens le sait, lui qui refuse dans Le Libertaire l'idée du vote: ceux qui s'y laissent prendre acceptent qu'on se moque d'eux. Brassens incite implicitement les lecteurs du libertaire à ne pas en faire partie. Seul le scepticisme est valable en la matière. Face à l'ineptie du discours des hommes politiques, Brassens - en vieux Normand -, ne Veut pas choisir. Pour remplacer la politique telle qu'elle se pratique, il refuse évidemment toute forme de système où la majorité, la moyenne, les braves gens auraient raison. Le système politique doit préserver la pleine et entière liberté de tous. Seule la solution anarchiste est à même de faire la synthèse entre le doute catégorique, et le refus absolu de toute domination, symbolique ou réelle. Le doute catégorique paralyse l'action politique. Le refus de toute domination tend vers le même refus d'un système politique organisé.
L'anarchisme, disait Brassens, c'est "le respect des autres, une certaine attitude morale" (Entretien avec Chancel). Etre anarchiste, c'est aussi ne pas se mêler des affaires des autres - des affaires des étudiants en 68 par exemple. Etre anarchiste, c'est, selon l'étymologie du mot, refuser le pouvoir. Seule solution, lorsqu'on ne veut pas que certains hommes commandent à d'autres, et lorsqu'on doute de tout espoir de solution politique : éliminer la politique. Chasser les hommes qui ont fait de leur métier la représentation des autres. Chasser les hommes qui ont volé la parole des individus dans leur bouche. Et ainsi sortir de l'histoire définitivement, plutôt que d'être broyé par son cycle éternel . Renvoyer les enjeux que la politique se propose de résoudre à chaque individu. Renvoyer la régulation sociale et l'organisation entre hommes à chaque être humain. En se perdant dans un recours systématique au contrat, comme l'ont proposé certains théoriciens de l'anarchie. Ou encore en en revenant à un mode de vie plus simple. Brassens ne nous a pas laissé d'indice quand à la solution qu'il jugerait capable de remplacer la politique. Il a même laissé entendre qu'il ne savait pas par quoi remplacer la politique, et que cela était gênant, puisque tous les hommes ne sont pas suffisamment bons pour se passer de toute forme de régulation (le cri des gueux).
Cet anarchisme - s'il est dissimulé dans son œuvre chantée - se manifeste sans que le doute soit possible dans la vie de Brassens, et dans ses écrits annexes. Brassens l'avoue même au micro de Jacques Chancel, dans les dernières années de sa vie. La sagesse n'aura pas tempéré son refus de la politique, et son identité anarchiste. Mais l'espoir de voir un jour ses opinions traduites par les fait est allé déclinant au fil des années. La nostalgie est demeurée présente, exprimée dans la seule chanson explicitement anarchiste de Brassens : Le boulevard du temps qui passe.
Par contre, lorsque la patine des années n'avait pas encore adouci ses idées, Brassens avait cet espoir, l'espoir de voir le peuple se soulever et chasser la canaille politique des palais où elle y exerçait sa domination. Les articles du libertaire en attestent. Une telle opinion paraîtra très radicale au lecteur qui n'a pas pénétré complètement la psychologie de Brassens. Mais si l'on se remémore que Brassens n'attend rien du temps, qu'il ne croit pas au progrès, et qu'il voit la démocratie comme un âge d'or qui n'aura qu'un temps, on comprend mieux que Brassens appelle de ses vœux un monde débarrassé des affres de la politique. Ce monde est le seul qui puisse apaiser ses rancœurs et réaliser ses principes.
B - La question de l'anarchisme
>Type d'anarchisme…
Mais quel est donc l'anarchisme de Brassens ? La définition de l'anarchisme n'est pas si claire et consensuelle que cette question aille de soi. La mouvance anarchiste est traversée par de nombreuses lignes de forces, qui s'opposent bien souvent.
Première distinction : l'anarchisme activiste, et l'anarchisme réflexif. Face à une situation politique qu'ils déploraient, de nombreux anarchistes du XIXe ont multiplié les attentats, espérant débarrasser les sommets de l'Etat des hommes qui y officiaient. Selon Henri Leroux, ces anarchistes partaient du principe que le peuple, s'il ne souhaite pas le changement, peut l'apprécier après coup. La seule façon de forcer le changement, et de pouvoir espérer un régime meilleur, c'est de forcer la rotation des équipes, par l'élimination pure et simple des dirigeants. Le maintien de la terreur sur les nouveaux dirigeants permet au surplus de pousser les hommes politiques à changer d'attitude. Ces attentats ont été perpétrés par centaine dans tous les pays d'Europe au XIXe. Ils sont souvent la traduction de la haine tenace et isolée de quelques anarchistes déterminés. Brassens ne semble pas être intéressé par ce mode d'action. Ce qui fait de lui un anarchiste contemporain, puisque - toujours selon le même auteur -, c'est un trait de l'anarchisme contemporain que de ne plus en venir aux attentats politiques. Brassens n'est pas un anarchiste activiste.
Deuxième mode d'action employé par les anarchistes : l'incitation à l'insurrection, dés que l'occasion s'en présente. L'anarchisme n'est pas un réformisme. Il veut détruire avant de construire. Bakounine est l'un des meilleurs représentants de cette tendance. Il a passé sa vie à parcourir l'Europe, à la recherche de situations favorables à l'insurrection. Comme bon nombre d'anarchistes, il a pris le pouls de tous les régimes, a senti la fièvre monter dans plusieurs pays, et a participé avec beaucoup d'efficacité aux soulèvements à de nombreuses reprises. Brassens est-il fasciné par l'action insurrectionnelle ? La réponse est délicate. A 25 ans, Brassens a ouvertement incité les lecteurs du libertaire à prendre exemple sur les manifestants italiens qui ont marché sur le lieu où siégeait le conseil de ministres italien. Il a rappelé aux lecteurs qui partageaient les mêmes opinions que lui que c'était là la seule solution. Que ce type d'action était le seul susceptible d'apporter une réponse à leurs espoirs. Mais Brassens aurait-il pris parti à une telle action, lui qui a peur des foules, lui qui reste prudent à l'écart des révolutions brusques et sanguinaires ? Il y a fort à parier que non. Par deux fois d'ailleurs, l'occasion lui a été donnée d'exploiter une situation insurrectionnelle. En 1944, et en mai 1968, la France a vacillé. Au moment où de Gaulle allait s'assurer du soutien de ses armées en Allemagne, la France était ouverte à toutes les possibilités d 'insurrection. Il est possible que Brassens ait estimé que la chance en était trop faible, et que les anarchistes étaient trop peu puissants pour que le tout se solde par l'avènement d'un nouveau système politique qui lui agrée. Il est également possible qu'en son for intérieur, et dans les dernières années de sa vie, le scepticisme de Brassens l'ait emporté sur son anarchisme. Plutôt rester immobile que de faire couler du sang pour rien. Il n'en demeure pas moins que Brassens s'est toujours refusé à toute forme d'action anarchiste, et que ses convictions sont restées impuissantes, qu'elles n'ont jamais été traduites dans le domaine de l'action. Brassens n'a jamais été un activiste anarchiste. Il s'est contenté d'être sympathisant de la cause. Détail qui a son importance. Henri Leroux, dans son article sur la structure de la pensée anarchiste, précise que l'on doit qualifier ce nouveau type d'anarchisme de la façon suivante : "esprit libertaire".
Nous allons faire un pas de plus dans la compréhension de l'anarchisme de Brassens. Pour cela, il est nécessaire de faire un petit détour par quelques considérations générales sur l'anarchisme. Pour E.Reclus, l'anarchisme est une posture banale vis à vis de la politique. Elle est plus qu'une attitude de révolte permanente, mais un réaction naturelle, normale, ordinaire, en face de toute forme d'oppression ou d'autoritarisme. Pourtant, à regarder de près l'attitude et les écrits de certains anarchistes, on garde l'impression que ces hommes sont mus par un esprit de vengeance, une sourde jalousie, une hypersensibilité à ce qui limite la portée de leur égo. On se rappelle de l'impression de Jünger dans Eumeswil : les anarchistes seraient des pétardiers sans cervelles.
Pourtant, bon nombre de théoriciens donnent à l'allergie des anarchistes au pouvoir une justification théorique solide. Ceux-ci seraient - si l'on en croit Genêt - les derniers à être encore sensibles à ce que la nature humaine ne peut supporter. Les derniers à ne pas avoir été anesthésiés, par un heureux bonheur. Les théories qui tentent de justifier l'anarchisme changent son statut à nos yeux, en l'augmentant de leur caution intellectuelle et scientifique. L'anarchisme passe donc du refus 'affectif' au refus argumenté - débouchant d'ailleurs parfois sur une véritable solution.
L'argument décisif vient sans doute de Proudhon et Kropotkine. Ces deux penseurs ont montré que les anarchistes perçoivent sourdement que l'autoritarisme existe dés qu'une institution, réduite en moyen de mise à disposition, est utilisée en dehors de sa fonction sociale, selon les intérêts ou les désirs de qui peut la faire jouer. Les mécanismes de ce détournement constituent un véritable savoir permettant d'opérer sournoisement entre initiés. On est ici assez proche des travaux de Pierre Bourdieu. Et il est salutaire que quelques individus aient pris conscience de cette instrumentalisation des machines de pouvoir - et de tous les ressorts de la société - par une poignée d'hommes.
Pour Proudhon, comme pour Henri Leroux, la conséquence logique de ce sentiment est la suivante: l'anarchiste détecte et combat toutes les usurpations du pouvoir politique. Mais aussi, et surtout, l'anarchiste réfléchit à un système politique non-oppressif, et tente de l'imposer. Cette dernière étape, celle de la réforme, ou de la révolution, divise les anarchistes en deux camps. Il y a ceux qui n'en veulent pas, ou qui n'y ont pas réfléchi. Et il y a ceux qui pensent que l'anarchisme ne peut passer que par cette étape. Nous pouvons situer Brassens par rapport à cette fracture : Brassens n'a jamais fait référence à un système meilleur. Brassens croit même sans doute qu'il est impossible de trouver un système meilleur. Brassens se contente d'être épidermique à toutes les dominations, et de le crier haut et fort. Nous savons donc que Brassens est un anarchiste par la pensée, qu'il n'est pas un anarchiste activiste, et qu'il n'est pas un anarchiste utopiste. Brassens est resté au stade du refus. Il ne semble pas avoir réfléchi à une société nouvelle.
Pourtant, pour bon nombre des théoriciens les plus prestigieux de l'anarchisme, on ne peut pas faire l'économie de cette réflexion. Ils auraient tendance à penser que Brassens n'est pas un anarchiste au sens plein, quelqu'un qui n'assume pas ses idées jusqu'au bout. Il est vrai que le postulat d'Henri Leroux est particulièrement convainquant :
"La destruction de l'oppressif est une tâche délicate puisqu'il se définit seulement par sa nuisance envers l'indépendance individuelle. Ainsi la destruction de l'Etat n'est pas la suppression de toute initiative organisatrice, mis de tout pouvoir superflu à cette fonction, qui doit elle même être utile"
Voilà qui laisse les penseurs de l'anarchisme en face d'une problématique exaltante, et fort complexe, mais qui est ouverte et alléchante. Chacun peut y aller de son système. Pour Artaud, il faudra remplacer les politiques par un empereur voyou qui humilie toutes les formes de domination. Pour Proudhon, il faut remplacer la hiérarchie par la coordination. Pour d'autres, il faut instaurer à tous les niveaux le principe redondant du contractualisme, avec une signature par individu, et par engagement. D'autres encore élaborent des théories plus réalistes, comme le fédéralisme. Il existe un grand nombre de solutions de ce type. Avec deux écueils à éviter, selon Henri Leroux, et qui correspondent à deux extrêmes opposés : l'individualisme absolu, et le socialisme.
Brassens reconnaît volontiers qu'une organisation politique est toujours nécessaire. Mais il reste bloqué dans son anarchisme par deux traits de sa personnalité, qui sont également très caractéristiques d'une certaine forme d'anarchisme. Brassens est un sceptique, il est méfiant à l'égard de tout mouvement politique, y compris lorsqu'il se réclame de l'anarchisme. Brassens a la peur concrète des foules, des soulèvements et des meutes. Ce n'est pas qu'un système politique idéal ne l'attire pas. Brassens souhaiterait évidemment que toute forme de domination disparaisse, et que l'individu reste parfaitement libre. Mais il doute de plusieurs manières. Il doute que l'homme soit suffisamment bon pour vivre sans contrôle. Dans son entretien avec Jacques Chancel, il dit en substance que si tous les hommes étaient tolérants, on n'aurait plus besoin de politique. Mais il dit également que ce n'est pas cas. Quant à instaurer un nouveau système politique, inspiré des idées anarchistes … Brassens craint sans doute que les idées de ces messieurs, y compris anarchistes, fassent trois petits tours, trois petits morts, et puis s'en aillent… Son Utopia à lui est le royaume de la diversité, de l'absence de pouvoir, qui conduit toujours à écraser la diversité. Si l'on tente d'instaurer une utopie, on risque toujours de laisser au pouvoir un philosophe roi, dont la pire espèce est l'espèce socialiste, personnifiée par Staline.
Brassens doute donc que l'individu soit suffisamment bon pour vivre sans contrôle. Brassens pense que tous les groupes d'hommes sont par nature oppressifs (Le pluriel). Brassens est donc représentant d'une tendance dure chez les anarchistes, mise en évidence par Georges Palante notamment. L'anarchisme de Brassens est autant opposé à la société qu'il est opposé à l'anarchie. Le combat de Brassens n'est pas seulement un combat contre les institutions politiques, mais contre tous les groupes qui exercent une quelconque pression sur l'individu. Brassens est - il faut le souligner - aussi rétif à la société qu'à la politique. Ce qui, on peut en convenir avec Georges Palante, est un problème autrement plus complexe. Ce qui rend l'espoir d'un monde meilleur beaucoup plus difficile à imaginer.
Brassens se refuse donc à tout détruire. Car si il détruit tout, il s'appuie soudain beaucoup plus sur l'individu, auquel il ne croit pas beaucoup plus qu'à la politique. Un individualisme absolu serait trop dangereux. Mieux vaut se cantonner à la prudence. D'ailleurs, en dernier ressort, Brassens doute même de la portée universelle de son anarchisme. Brassens doute de toutes les vérités. Et il n'est pas sur que l'anarchisme soit une réponse juste et universelle aux problèmes politiques. Brassens est un relativiste. Et lorsqu'on lui demande ce qu'est la justice, voilà ce qu'il répond : "Ca varie avec chaque sujet vous savez ca". Voilà pourquoi Brassens ne traduit pas son anarchisme par une utopie.
Demeure donc l'individualisme anarchiste de Brassens. On peut le voir comme une version édulcorée, sans panache, de l'anarchisme des grands maîtres. Mais ce serait oublier que la prudence de Brassens n'est pas dépourvue de sens, et que son refus de l'utopie rencontre les idées d'une autre branche de l'anarchisme, qui ne manque pas de noblesse: la branche qui refuse l'utopie et l'insurrection. Oscar Wilde et Stirner ont exalté l'individualisme, et lui ont même trouvé une raison rationnelle et intellectuelle d'être défendu : l'individualisme permet d'explorer les vastes espaces artistiques, philosophiques, mystiques (…) qui se trouvent à côté de la norme. Pour Wilde, comme pour Stirner, les traditions disent toujours infiniment moins qu'elles prétendent, et il reste à côté d'elle d'immenses espaces inexplorés. Les traditions sont d'efficaces moyens de contrôle et d'oppression. Tout geste oppressif est donc une brutalité bloquant un mouvement de vie. Pour Jean patrice Genêt, seuls les individus capables d'humiliation, et qui sont encore affectés par l'humiliation peuvent déceler cette oppression. Nous avons là une forme d'anarchisme qui est tout de même plus proche de la "volonté de noblesse" de Brassens, et de son refus acharné de toute domination. Brassens n'a peut-être réfléchi aussi profondément que Wilde et Stirner, mais il appartient sans doute à cette famille anarchiste là.
Le cœur de cet anarchisme se confond avec un trait de caractère : l'hypersensibilité à l'oppressif. C'est elle qui permet aux hommes d'être en permanence à l'affût contre toute forme de domination. C'est l'art de la détection systématique des vices, que Proudhon lui aussi a mise en avant. Cette hypersensibilité à l'oppressif est déjà en soi une opinion politique… Si Brassens était parvenu à la communiquer à quelques auditeurs, il aurait fait acte d'engagement politique. Faut-il lui reprocher de ne pas avoir été plus loin, de ne pas avoir été attiré par l'utopie ? Ou faut-il au contraire suivre Jünger, lorsqu'il dit que l'anarchiste doit préférer esquiver le pouvoir, plutôt que de se "fracasser" sur lui. De même, cette famille anarchiste est opposée à toute forme d'insurrection. La tentation de rendre la société non oppressive est dangereuse. Elle peut conduire à des catastrophes, ou à des compromissions. L'anarchisme doit donc se vivre de façon individuelle, et se contenter de rayonner par son hypersensibilité à toute forme de domination. Le seul acte d'engagement possible, c'est la pédagogie de l'hypersensibilité. Brassens peut donc être vu comme un home engagé. Cette pédagogie, Brassens l'a parfois pratiquée, avoir plus ou moins de bonheur, et avec plus ou moins d'efficacité. Mais on peut aussi avoir l'opinion contraire, car ses chansons politiques sont aussi des exutoires, et non seulement les vecteurs de son engagement.
> Un anarchisme métissé
La seule famille politique à laquelle on puisse rattacher Brassens est l'anarchisme. Brassens lui-même s'est toujours dit sympathisant anarchiste. Et l'essentiel de ses idées politiques s'accordent parfaitement avec cette tendance. Mais il demeure une tendance parallèle qui a son importance, et dont notre étude ne peut pas faire l'économie. Nous l'avons qualifiée d'humanisme, terme flou et multiforme, à l'image des croyances de Brassens que nous allons présenter.
Il faut avant tout noter que l'humanisme de Brassens ne dépasse jamais le niveau de l'individu. C'est un humanisme qui ne vaut que pour un. Il n'y a qu'un juge, c'est un individu qui croit, et c'est un individu qui agit. Nous avons déjà vu plusieurs fois que le bien, s'il existe, ne peut être que construit qu'au niveau de l'individu - et non pas au niveau du groupe. Cet humanisme se résume en quatre mots : pardon, respect, amour, générosité (envers ses amis - y compris les parias).
Le pardon de Brassens est l'un des points les plus spectaculaires de sa personnalité. Il est ancré en lui de façon si forte qu'il le pousse à défendre les hauts dignitaires nazies, et de façon générale, tous ceux qui ont à souffrir de la justice vengeresse. Brassens dit lui-même à Jacques Chancel qu'il est prêt à pardonner tout. Il est un farouche opposant de la peine de mort, et souhaiterait même qu'on ne condamne jamais personne. On se souvient avec quel panache il a pardonné dans Stances à un cambrioleur les voleurs qui ont vidé sa maison de campagne. Brassens n'a pas porté plainte à la suite de ce vol. Le pardon n'est donc pas qu'une idée qui s'applique aux autres. Il est profondément intégré dans la psychologie de Brassens.
Autre point important de sa personnalité, la tolérance. Il est surprenant d'entendre un homme qui attaque de façon extrêmement virulente les 'braves gens' - et ceux qui gravitent autour de la politique - défendre le respect de tous les êtres humains. Il y a sans doute là une contradiction. Brassens ne prétend d'ailleurs pas être un individu sans contradictions: certaines de ses actions lui font parfois dire qu'il s'est mal comporté. Il est par conséquent probable que le principe du respect soit parfois pris en défaut par la force de ses passions politiques. Toujours est-il qu'il s'engage pour la tolérance dans plusieurs chansons, et qu'il la place comme une valeur essentielle dans son entretien avec Chancel. Brassens cite même une phrase de Voltaire que nous souhaitons reproduire ici : "Je souffre volontiers qu'on ne se conformât point à mon avis. Vous proférez Monsieur des sottises énormes, mais je me battrai toute ma vie pour qu'on vous les laissât tenir". Brassens a une conscience trop aiguë de la relativité des vérités pour penser qu'il faille donner ses idées pour les meilleures, et tenir les autres pour des sots. La vérité appartient à chacun, et chacun détient une vérité différente. Il est impossible d'y voir clair, aussi devons nous respecter la vérité des autres. C'est ce qu'il démontre avec beaucoup d'ironie dans une très belle chanson : Ceux qui ne pensent pas comme nous.
Dans son entretien avec Jacques Chancel, Brassens tient les propos suivant, relatifs à l'amour :
Chancel : "Vous croyez pourtant, a l'homme au moins."
Brassens : "Oui … A certains hommes oui … Oui. Oui quand même, bien sûr. Sinon je n'écrirais pas ce que j'écris. Je crois à l'amour quand même."
[…]
Chancel : "Ce qui est bien chez vous Georges Brassens, c'est que vous contentez de comprendre les êtres et de les aimer, ce qui est quand même assez rare. "
Brassens : "De les comprendre, je ne sais pas. De les aimer, oui, je fais un effort, parfois, pour les aimer - parce que ce n'est pas toujours facile. J'essaye d'aimer les autres tels qu'ils sont. J'essaye de prendre les choses telles qu'elles sont."
L'amour est donc une valeur importante pour Brassens. C'est un objectif vers lequel il est bon de tendre. Brassens ne conteste pas cette idée, comme certains anarchistes peuvent le faire - influencés par les idées de Nietzsche ou d'autres. Brassens révère enfin la générosité. Les êtres qui ont un grand cœur sont pour lui dignes d'admiration, comme nous le prouvent ses chansons sur Jeanne, ou La mauvaise réputation. Lui-même sera particulièrement généreux avec ses amis, et en particulier avec les amis qui l'ont soutenu pendant sa période de vaches maigres. Il fera profiter tous ses amis de son singulier enrichissement.
Toutes ces idées sont assez proches des idées l'Eglise Romaine. Nous pensons donc que la note d'originalité de la pensée de Brassens, par rapport aux idées anarchistes évoquées plus haut, tient à une influence Chrétienne. Une fois n'est pas coutume, nous nous permettrons de nous en référer à la biographie de Brassens dans cette sous partie, pour étayer notre thèse. La mère de Brassens était en effet une très fervente chrétienne, et - qu'on nous pardonne ce raccourci saisissant -, le dieu chrétien faisait sans doute partie intégrante du surmoi de Brassens. Toute son enfance a baigné dans une atmosphère très pieuse, et Brassens a très tôt été confronté aux dogmes de l'Eglise. D'ailleurs, Brassens a souvent eu des contacts avec des hommes d'Eglise.
Si cette idée est invérifiable, nous pouvons au moins attribuer à Brassens des idées moralistes. Ce dernier point est étayé par la fascination de Brassens pour les œuvres de Lafontaine. On en trouve un exemple flagrant dans son œuvre - voir le poème Rime. Cela nous est confirmé par un détail biographique : les fabliaux étaient l'ouvrage de chevet de Brassens. Il y a donc un côté sévère dans l'œuvre de Brassens, une volonté de purifier le monde de ses bassesses par le verbe. Un volonté qui peut être rattachée à la volonté de Jésus, qui - comme une campagne de publicité Anglaise l'a judicieusement fait remarquer il y a peu - aurait aisément pu passer pour un anarchiste en son temps. Brassens partage avec lui son mécontentement face aux tyrannies que l'homme peut faire subir à l'homme.
Nous remarquons donc que, si Brassens croit être opposé à toutes les idées reçues ou dogmatiques, il garde tout de même au fond de lui-même une idée du bien qui peut paraître très chrétienne, et avec elle, son corollaire: l'idée de la culpabilité, qui ne manque pas de se rappeler à lui lorsqu'il s'écarte des valeurs qui sont les siennes :
Chancel : "En fin de compte Brassens aime bien Brassens"
Brassens : "Oh … Pas plus que ça. Brassens … des fois oui, y'a des jours où je l'aime moins quand même. Non… Je n'aime pas tout Brassens. Enfin y'a des choses que je fais qui ne me plaisent pas au moment où je les fais. Je reviens quand même en arrière. Chaque jour, j'essaie de faire un petit retour en arrière. Y'a des choses … pas beaucoup d'actes, parce que je ne fais pas grand chose - je ne commets pas d'actes malhonnêtes -, mais j'ai parfois des pensées que je trouve assez moches quoi, et je regrette de les avoir. Et je reviens en arrière et je les juge. "