> Introduction générale
Le poète et la politique

 

  • En 1939, Georges Brassens, le petit paria de Sète, monte à Paris pour y mener une vie plus que modeste. Dans la capitale, et dans l'usine BMW de Basdorf où le STO l'a envoyé, il chante et il dit ses rancœurs. Ses amis l'écoutent, mais on retient plus de lui les textes grivois que les idées. Trente ans plus tard, Brassens est une institution, on a déjà écrit quelques livres sur lui, et 20 millions de copies de ses disques ont trouvé acheteur - un record. Ils sont nombreux à écouter religieusement le poète chanter ses rancœurs. Brassens s'est frayé un chemin jusqu'à des millions d'oreilles admiratives. Son public a bien changé. Ses idées, elles, se sont assagies. Mais elles demeurent très proches de celles de l'année 1946 - durant laquelle il a beaucoup écrit. Désormais, lorsque Brassens nous livre ses opinions politiques, on l'écoute.
  • Nous avons décidé de tendre une oreille attentive vers les opinions politiques de Brassens. Nous avons en effet estimé que l'auteur de 250 chansons de grande qualité, et qui est parvenu à se faire entendre par tous les Français, jeunes, vieux, pauvres, riches, esthètes ou incultes, méritait qu'on s'attarde sur ses opinions. Si la qualité de la réflexion de Brassens demeure assurément très inférieure à la celle des penseurs que la science politique a érigés en maîtres, Brassens est quant à lui parvenu à hisser ses opinions jusqu'aux oreilles de plusieurs dizaines de millions de personnes. Ce que son œuvre perd en intérêt scientifique - en étant moins fouillée que celle des auteurs canoniques -, elle le gagne dans la taille de l'auditoire. La quantité des oreilles prime sans doute sur la qualité des oreilles. Mais il est impossible de ne pas considérer une œuvre aussi populaire que celle de Brassens, à supposer qu'elle soit porteuse d'un message politique.

    Mais l'œuvre de Brassens est-elle porteuse d'un message politique ? C'est parce que nous en sommes persuadés que nous nous sommes proposés d'étudier en profondeur les idées politiques de Brassens. D'aucuns prétendront que Brassens a refusé toute compromission avec le pouvoir politique, qu'il a toujours retenu son jugement, et qu'il a explicitement dit son désintérêt pour la chose publique à de nombreuses reprises. Ce à quoi nous répondrons que Brassens a écrit de nombreuses chansons qui touchent à la chose publique. Que ces chansons sont - il est vrai - le plus souvent écrites contre la politique, mais qu'une attitude de refus de la politique ne saurait en aucun cas être considérée comme une forme de désintérêt pour la politique. A ceux qui douteraient encore de la teneur politique de l'œuvre de Brassens, nous conseillons la lecture de ce mémoire, ou l'écoute plus attentive de son œuvre, non sans avoir préalablement compulsé leurs manuels de Science Politique, à l'entrée "politique". Nous justifierons plus en détail notre conviction dans un moment ultérieur de notre réflexion.

    Brassens a donc eu des idées politiques. Nous ne sommes d'ailleurs pas les premiers à nous aventurer sur ce terrain, puisque le belge Marc Wilmet a fait une courte étude sur les opinions libertaires de Georges Brassens (Brassens le Libertaire). Une étude bien trop courte, et trop peu détaillée pensons nous pour pouvoir prétendre rendre compte des opinions politiques de Brassens de façon générale. Celui-ci s'est en effet contenté de commenter rapidement quelques chansons intéressantes parmi les 250 de l'œuvre de Brassens, et de reproduire les textes de Brassens dans le Libertaire, journal émanant de la Fédération anarchiste, en les assortissant d'une courte étude thématique. Marc Wilmet n'avait pas l'intention de rendre compte de façon générale des opinions politiques de Brassens. Tel est notre objectif.

    Nous allons par conséquent tenter de couvrir tous les secteurs de la vie et de l'œuvre de Brassens, afin d'en extraire chaque événement, chaque texte, chaque entretien et chaque chanson pouvant rendre compte du problème complexe des idées politiques de Brassens. Nous n'aurons pas trop de tous ces documents pour parvenir à cerner la pensée d'un homme qui a écrit des chansons comme la guerre 14-18, ceux qui ne pensent pas comme nous, et d'autres textes - tous d'une qualité narrative exceptionnelle. Voici quelques extraits qui laissent entrevoir la complexité et la richesse des problématiques politiques que l'œuvre de Brassens soulève :

  •    

     

    "Cher Monsieur", m'ont-ils dit, "vous en êtes un autre"

    Lorsque je refusai de monter dans leur train

    Oui sans doute mais moi j'fais pas le bon apôtre

    Moi, je n'ai besoin de personn' pour en être un.

    ---

    Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

    Est plus de quatre on est une bande de cons

    Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

    Dans les noms des partants on verra pas le mien.

    ---

    Dieu que de processions de monômes de groupes

    Que de rassemblements de cortèges divers

    Que de ligues que de cliques que de meutes que de troupes

    Pour un tel inventaire il faudrait un Prévert.

    ---

    Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on

    Est plus de quatre on est une bande de cons

    Bande à part sacrebleu c'est ma règle et j'y tiens

    Parmi les cris des loups on n'entend pas le mien.

    ---

    Oui la cause était noble, était bonne, était belle

    Nous étions amoureux nous l'avons épousée

    Nous souhaitions être heureux tous ensemble avec elle

    Nous étions trop nombreux nous l'avons défrisée

    > Le pluriel .

    C'est vrai qu'ils sont plaisants tous ces petits villages

    Tous ces bourgs ces hameaux ces lieux-dits ces cités

    Avec leurs châteaux forts leurs églises leurs plages

    Ils n'ont qu'un seul point faible et c'est d'être habités.

    Et c'est être habités par des gens qui regardent

    Le reste avec mépris du haut de leurs remparts

    La race des chauvins des porteurs de cocardes

    Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. (Bis)

    > La ballade des gens qui sont nés quelque part

    On peut vous l'avouer maintenant chers tontons

    Vous l'ami des Tommies vous l'ami des Teutons.

    Que de vos vérités vos contrevérités

    Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

    ---

    De vos épurations vos collaborations

    Vos abominations et vos désolations

    De vos plats de choucroute et vos tasses de thé

    Tout le monde s'en fiche à l'unanimité.

    ---

    En dépit de ces souvenirs qu'on commémore

    Des flammes qu'on ranime aux monuments aux Morts

    Des vainqueurs des vaincus des autres et de vous

    Révérence parler tout le monde s'en fout.

    ---

    La vie comme dit l'autre a repris tous ses droits

    Elles ne font plus beaucoup d'ombre vos deux croix

    Et petit à petit vous voilà devenus

    L'Arc de Triomphe en moins des soldats inconnus.

    ---

    Maintenant j'en suis sûr chers malheureux tontons

    Vous l'ami des Tommies vous l'ami des Teutons

    Si vous aviez vécu si vous étiez ici

    C'est vous qui chanteriez la chanson que voici.

    ---

    Chanteriez en trinquant ensemble à vos santés

    Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées

    Des idées comme ça qui viennent et qui font

    Trois petits tours trois petits morts et puis s'en vont.

    ---

    Qu'aucune idée sur terre est digne d'un trépas

    Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas

    Que prendre sur le champ l'ennemi comme il vient

    C'est de la bouillie pour les chats et pour les chiens.

    ---

    Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi

    Mieux vaut attendre un peu qu'on le change en ami

    Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main

    Mieux vaut toujours remettre une salve à demain.

    >Les deux oncles

     

     

  • Ces textes réclament une étude détaillée. Sans compter qu'elles ne sont pas isolées. Preuve en est toutes les chansons qui sont sur les lèvres de chacun, et que nous n'aurons pas besoin de reproduire ici, comme l'Auvergnat - symbole de la fraternité, le Gorille - emblème de la lute contre la peine de mort, ou encore Mourir pour les idées - qui incite à l'immobilité politique: "Mourir pour les idées, d'accord, mais de mort lente".

    Ce ne sont là que quelques extraits d'une œuvre complexe, dont nous allons devoir appréhender le message politique. Il existe encore d'autres chansons bien moins connues, mais tout aussi intéressantes : Quand les cons sont braves - le vieux Normand - Ceux qui ne pensent pas comme nous - Boulevard du temps qui passe - Le cauchemar … Mais l'œuvre chantée n'est pas la seule qui ait retenu notre intérêt. Nous avons en effet travaillé sur quatre types de documents. Les chansons sont le cœur de ce mémoire : c'est par elles que Brassens a connu un immense succès. Afin de permettre au lecteur de juger par lui même, nous reproduisons les chansons les plus intéressantes de son œuvre à la fin de ce mémoire, dans nos annexes. Les quelques chansons que nous avons jugé les plus riches ont été reproduites en annexes sonores, sur un disque compact également situé à la fin de ce mémoire. L'œuvre de Brassens est composée de 250 chansons, dont la majorité n'ont pas de message politique notable à faire passer. Mais dont une partie considérable contient des éléments indiscutablement politiques.

    Nous avons également travaillé sur des archives sonores - les entretiens de Brassens que nous avons pu nous procurer. Ce type de document étant particulièrement difficile d'accès, nous n'avons pas pu trouver tous les entretiens qui pouvaient nous intéresser. Nous sommes tout de même parvenu à trouver celui qui est sans doute le plus important de ces documents : l'interview que Brassens a donné à Jacques Chancel en 1971. De larges extraits de ce document ont été reproduits en annexes, sous forme écrite. Nous avons scrupuleusement respecté les propos de Brassens dans notre transcription. Ce document est très précieux.

    La troisième source de ce mémoire est constituée par une série d'articles de Brassens dans le journal de la fédération anarchiste - Le libertaire -, que nous avons trouvé dans l'ouvrage de Marc Wilmet. Nous disposons ainsi de 15 articles dont la quasi totalité comporte des indices intéressants sur les idées politiques de Brassens. Nous reproduisons ces textes dans leur intégralité dans les annexes de ce mémoire. Ce document est d'un grand intérêt pour notre mémoire.
    Nous avons pu accéder à une dernière source directe : une note de la main de Brassens destinée aux amis avec qui il a tenté de monter un journal - Le cri des gueux -, et faisant état de la politique éditoriale de ce journal. Brassens y détaille point par point l'attitude à tenir en face de divers sujets à teneur plus ou moins politique. Cette source est elle aussi fort précieuse, puisqu'elle est la seule à détailler de façon claire et exhaustive les opinions de Brassens en la matière.

    Nous avons enfin eu recours à des sources indirectes - plusieurs biographies et études portant sur divers aspect de la vie et de l'œuvre de Brassens. Il existe un important travail biographique autour de ce personnage, ainsi que quelques œuvres scientifiques le plus souvent consacrées à la technique du poète. Ces documents nous ont permis de faire connaissance avec l'homme, et avec le parcours de Brassens.

    Nous avons vérifié de façon rigoureuse que les sources directes étaient valable, et nous avons recoupé les informations biographiques à propos de Brassens en arpentant diverses biographies. Il est important de souligner que Brassens prenait beaucoup de notes, et que la première biographie écrite sur lui a été rendue publique bien avant sa mort. Celui-ci a eu le temps de contester les inexactitudes, et de s'entretenir avec les biographes à propos de sa vie avant même qu'une partie des ouvrages soient publiés. Autant d'indications qui nous permettent de penser que les informations sur la biographie de Brassens que nous avons reprises sont exactes.

    Nous avons enfin tenté d'évaluer la pertinence des sources directes - articles, chansons, entretiens -, au moyen d'astuces méthodologiques qui sont détaillées plus loin. Leur nature étant différente, nous ne pouvions pas leur accorder une importance égale. Nous avons - à la suite de cette réflexion - fait le choix de privilégier le corpus des chansons de Brassens, qui nous a paru à de nombreux égard être le matériel le plus opportun.

    Les chansons de Brassens sont de véritables petits mythes, qui condensent, encapsulent une petite histoire - parfois symbolique ou métaphorique - dans un petit univers décalé et original. L'un des talents majeurs de Brassens est celui de la condensation. En quelque lignes, il dit énormément de choses, et en suggère bien plus encore. Et on retrouve dans ces caractéristiques une partie des éléments qui définissent les mythes. Les chansons de Brassens disent peu et suggèrent beaucoup, elles sont donc difficiles à considérer avec un sens critique. Ce qui explique qu'elles soient parfois difficiles à déchiffrer. Mais pour la plupart, elles sont de petits miracles de poésie, d'une grande lisibilité, et faisant passer le sens que Brassens leur a donné avec un immense talent. Brassens excelle dans la rhétorique, dans la métrique, dans la versification, dans la rythmique, dans la construction des intrigues. Il apporte en plus de cela ce que le scientifique ne peut pas quantifier : la créativité, la malice, l'humour, et le sens de la synthèse. Autant de qualités qui expliquent que ses chansons soient aussi excellentes, et qu'elles soient d'une efficacité rare. La technique est là pour rendre la chanson transparente à l'œil, éternelle dans la mémoire, et les appâts sont là pour attirer la curiosité des auditeurs. Le public ne s'y est pas trompé, lui qui a célébré Brassens comme le plus grand chansonnier de la variété francophone.

    Rares sont les personnes qui refuseront à Brassens la dénomination d'artiste, de poète. Et pourquoi non ? de penseur. Nous allons en tout cas traiter l'œuvre de Brassens comme celle d'un penseur, en adaptant notre méthodologie à la composition de son œuvre, qui est constituée de plusieurs centaines de toutes petites entités indépendantes les unes des autres. Nous aurons donc à traiter une œuvre qui n'est pas organisé comme un tout linéaire, ce qui signifie que nous devrons en retrouver la trame, les thèmes, afin de parvenir à regrouper les chansons traitant du même sujet les unes avec les autres. Il nous faudra alors faire de plusieurs chansons, abordant chacune le même thème d'une façon particulière - une opinion cohérente et une.( Ce qui sera facilité par la constance des opinions de Brassens).

    Pour guider notre étude, nous nous sommes posé une série de questions. Nous nous sommes tout d'abord intéressé aux sources. Quelles sont les sources qui méritent notre attention, comment devons nous les appréhender, comment les classer dans leur ordre d'importance, quel crédit leur accorder, et surtout : pouvons nous considérer que d'en faire l'expression d'opinions politiques ne trompe pas l'intention de l'auteur.

    Une fois ces questions résolues, nous nous interrogerons sur la façon de classer les opinions en groupes thématiques, d'en extraire les principales opinions de Brassens, brutes de toute analyse. Nous nous demanderons ensuite comment construire des indicateurs permettant de classer les chansons entre elles, après l'écoute des 250 chansons, afin de retenir les plus intéressantes, par ordre d'importance.

    Une fois les chansons classées et les thèmes principaux extraits de toutes les sources de ce mémoire, nous nous demanderons pourquoi et comment Brassens avait pu avoir ces idées. Nous allons tenter de savoir si il est possible d'agréger ses idées en un tout cohérent. Puis nous essaierons d'expliquer pourquoi Brassens pensait ainsi, et à quels mouvements d'idées il pouvait être rattaché.

    Une telle étude ne nécessite pas de recourir de façon régulière à des sources théoriques. Nous nous sommes pour l'essentiel armés d'un solide sens critique, et nous avons essayé, tant que faire se peut, d'en recourir à la méthode inductive. Quand aux références scientifiques, nous n'en avons eu besoin qu'à partir du moment où nous nous sommes proposés d'interpréter les opinions politiques de Brassens.

    La première partie de ce mémoire sera consacré à l'étude du personnage. Nous avons pensé qu'il était nécessaire de savoir à qui nous avions affaire avant de nous plonger dans ses écrits. Nous avons donc fait un court rappel biographique, avant de nous intéresser à la personnalité du poète, et à son parcours politique, de façon plus détaillée, cette fois ci.

    Dans la deuxième partie de notre travail, nous avons présenté l'œuvre de Brassens, avant de nous saisir des documents pertinents auxquels nous avons pu avoir accès, et d'en retirer les opinions de Brassens, classées de façon thématique, et présentées de la façon la plus neutre possible.

    Dans un troisième temps, nous nous sommes interrogés sur le traitement que nous allions pouvoir faire subir aux données que nous avions accumulées, puis nous avons tenté de présenter la pensée politique de Brassens de façon complète et cohérente. Nous avons séparées deux approches : une approche critique et une approche purement neutre et scientifique.