I Georges Brassens, une vie, une œuvre .

BIOGRAPHIE ET FAITS EDIFIANTS

 

Nous sommes partis du principe pragmatique qu'il est parfois nécessaire de connaître le parcours d'un homme pour pouvoir mieux parler de ses opinions politiques. Nous voulons bien entendre que certaines biographies n'éclairent pas le parcours de certains hommes - même si c'est là le cœur d'une polémique que nous jugeons inféconde. Mais dans le cas de Brassens, nous sommes convaincus que cet argument ne tient pas. Il y a une relation entre la biographie, la personnalité de Brassens, et ses opinions politiques. Nous avons donc souhaité consacrer une partie entière à ces éléments.

Il est tout simplement nécessaire de connaître l'homme avant d'étudier son œuvre. Car nous voulons pénétrer au fond des convictions de Brassens, et non pas rester à la surface d'une interprétation subjective. Il nous a donc paru important de savoir qui était celui qui nourrissait ces opinions, afin de pouvoir savoir pourquoi il était pacifiste et anarchiste. Nous ne pouvions pas nous contenter d'un jugement sur son œuvre. Il nous faut acquérir une connaissance intime de l'homme pour pouvoir nous glisser dans sa subjectivité. Cette première partie, qui ressemble plus à un détour qu'à une étude du sujet que nous avons choisi, est en fait un préalable nécessaire pour ne pas nous éloigner de notre objectif.

 

1  - Courte biographie

2 - Parcours politique

3 - Personnalité de Brassens

 

 

1 - Courte biographie.

 

 

A - Brassens anonyme

 

> Sète

Les parents

Georges Brassens naît en 1921 à Sète. Il est l’enfant légitime du deuxième mariage d’Elvira Dagrossa. Cette femme très pieuse, dont les parents ont passé leur enfance en Italie, a perdu son premier mari à la guerre. Elle épouse en 1920 Jean-Louis Brassens – qui, lui, ne porte pas les curés dans son cœur. Ce sont les croyances de sa mère qui prévaudront dans l’éducation du petit Georges, qui ira longtemps à la messe le Dimanche. Mais son éducation tiendra aussi de l’athéisme cynique de son père, ainsi que de sa propension à dédramatiser tout ce qui est de l’ordre du sacré – sacré religieux ou non.

La chanson

L'enfance de Georges Brassens sera donc marquée par le catholicisme de sa mère, mais aussi par un autre fait notable : tout le monde, chez les Brassens est passionné par la chanson. La demi-sœur, le père, la mère … on peut surprendre toute la famille en train d’entonner les airs de Lino Ventura, de Tino Rossi, et de bien d’autres. Bientôt, Georges découvrira Charles Trenet - dont les rythmes Swing et la poésie légère le marquent pour longtemps. Il admire également Vincent Scotto, auteur de milliers de chansons, et qui a contribué à tirer la chanson Française vers le Swing. Tous les membres de la famille ont l’oreille musicale et la mémoire de plusieurs centaines de chansons. Le fossé des goûts musicaux qui traverse de nos jours les familles moyennes n’existe pas encore dans l’entre-deux-guerres.

A l'école

Georges Brassens est d’une tempérament têtu, et il aime tremper dans des coups tordus. A l’école, il ne brille d’ailleurs pas par ses résultats scolaires : il ne dépassera pas la troisième. Mais son niveau est inégal : certains professeurs parviennent en effet à susciter sa curiosité, et à améliorer ses résultats. Ses professeurs de Français de quatrième et de troisième lui communiqueront la passion des grands prosateurs, et des grands versificateurs. Georges Brassens, qui venait juste de se mettre à écrire de petites chansons, aux textes – selon ses propres termes - " approximatifs ", prend conscience de l’immense fossé qui sépare les petits rimailleurs radiophoniques des grands poètes. Il révise son ambition et se met à écrire des poèmes.

Un métier ?

Si ses premiers vers sont assez corrects – sans toutefois laisser prévoir la qualité de ceux de son âge mur -, son niveau scolaire général reste mauvais. Ce qui ne gène pas son père, qui le verrait bien reprendre son titre d’entrepreneur de maçonnerie et de plâtrerie. Ce qui dérange en revanche beaucoup sa mère, qui aurait aimé le voir devenir médecin, avocat ou fonctionnaire. Chez lui, lorsque les périodes scolaires se terminent, la cérémonie de signature du bulletin est toujours un véritable drame.

 

> La mauvaise herbe

Les copains

Brassens montre très tôt son goût pour les rapports humains. Il sera tout au long de sa vie entouré de différentes "bandes de copains", dont il est le plus souvent le pivot. A l'école primaire, il fait la rencontre de quelques jeunes garçons qui compteront dans les rangs de ses "copains" toute sa vie durant. Miramont, Deplont, Scopel, puis Bestiou, Laville, Colpi, Gévaudan (…) forment avec lui une bande de compères qui accumulent les mauvaises blagues et les bagarres. Dans la bande, tout le monde a un surnom. Brassens aime à pousser ses amis dans l'entreprise de coups tordus, mais il prend souvent soin de rester en retrait. Avec l'âge, cependant, Brassens et ses amis occupent leur temps libre différemment, partagés entre la plage, les bars à la mode, et les rêveries sur leurs futures carrières d'artistes. On organise des séances de projection de films entre amis, on discute de cinéma et de chanson, et on forme même un petit orchestre, dans lequel Brassens joue du banjo. Tous rêvent de monter à Paris, pour y vivre de leur art.

La bêtise de trop

Mais le temps de l'insouciance va être brutalement interrompu par un épisode douloureux : une partie de la bande est arrêtée par la police et passe en jugement dans le tribunal. C'est un scandale dont on ne se remet pas dans la petite ville de Sète. Les coupables, qui avaient des mois durant délesté leurs proches parents de sommes considérables, sont montrés du doigt dans toute la ville. Leur collège ne souhaite pas les accueillir en classe de seconde, et tous sont condamnés à quelques mois de prison avec sursis. Le petit groupe aura connu des instants d'aisance, accoudé ostentatoirement sur le zinc des bistrots les plus en vogue à Sète. Maintenant, Brassens et les autres doivent se cacher pour se voir, et leur avenir semble bien compromis. A Sète au moins…

La punition

Le plus difficile à affronter, pour les membres du petit groupe, fut sans doute le regard de leur famille. Brassens n'espère pas s'en tirer à meilleur compte que les autres. Comme il le conte dans Les quatre bacheliers, c'est son père qui vient le cueillir au commissariat, après une nuit passée en prison. Son père, c'est le plus grand, le plus gros, celui que tous craignent le plus. Pourtant, Monsieur Brassens n'adressera pas un mot de reproche à son fils. Il semble avoir déjà pardonné, et même compris son geste. Ce qui marquera pour très longtemps le petit Georges. A la maison, en revanche, c'est une toute autre réception qui attend Brassens. Sa mère comprend que l'on ne regardera plus jamais sa famille de la même façon, et que l'avenir de son enfant est fortement compromis. On décide donc de cacher le petit Georges, qui ne reverra plus ni la plage, ni l'école. On imagine même un instant de l'expédier à Paris, où la famille pourra le recevoir et lui permettre de trouver un emploi.

Paris

Mais avec le temps, les sentiments s'apaisent, et la mère de Brassens imagine d'autres stratagèmes, qui lui permettraient de garder son fils au près d'elle. Le petit Georges, en revanche, s'est fait à l'idée d'un voyage vers la capitale qui l'attire tant. Il décide ainsi de partir tout de même à Paris, et ne profite pas des hésitations de ses parents pour rester dans la ville de son enfance. Brassens part donc vers Paris, c'est décidé. Mais il n'imagine pas partir seul. Monter à Paris, c'est un rêve qu'il a conçu avec ses copains, et il espère bien réussir à convaincre l'un d'entre eux de le suivre. Pourtant, tous se dérobent, et confient à Brassens le rôle d'explorateur. Seul Louis Bestiou décide de l'accompagner. Mais c'est sans lui que Brassens monte à Paris, alors que la seconde guerre mondiale a éclaté. Bestiou le rejoindra plus tard, une fois réglé un problème de dernière minute.

> La bohème.

La guerre

Nous sommes en Février 1940, à 4 mois de la défaite Française. C'est Tante Antoinette qui l'accueille à Paris. Elle lui offre le gîte et le couvert, mais il est convenu que Georges - qui a maintenant 18 ans - doit trouver un travail. Brassens sera donc apprenti relieur, pendant une demi-journée. Puis il rentrera aux usines Renault, où il sera OS. Le travail est épuisant, les journées extrêmement longues. En Mai, son ami le rejoint à Paris, et se fait engager à Renault. En Juin, les usines Renault sont bombardées par les Allemands, et rendues inutilisables. La carrière d'OS de Georges Brassens s'arrête là : les deux Sétois prennent part à l'exode, et redescendent à Sète.

L'écrivant

Quelques mois sont passés lorsque Brassens décide de remonter à Paris. Seul cette fois-ci. Brassens ne veut pas travailler pour les Allemands. Sa tante se résout à le garder chez elle, où il passe ses journées à écrire, à remanier et à composer ses chansons et ses poèmes. La guerre, la capitale, les souffrances qui l'entourent sont une formidable source d'inspiration, et Brassens travaille d'arrache-pied. A cette époque, les choses du cœur ont sur la production du chansonnier une empire sans partage. Mais ses textes restent d'une qualité assez moyenne.

Brassens passera ainsi trois années de sa vie à écrire et à composer. Il fera paraître à compte d'auteur un recueil de poèmes auxquels il croit. On sent nettement que son style progresse, et que son art de la chanson est en pleine formation. Brassens a dépensé toutes ses économies pour faire paraître cet opuscule. Toute sa famille y a été de son sou. Mais les milieux littéraires ne réagissent pas.

Le STO

Brassens a échappé à la guerre. Brassens a vécu sans le sou sous l'occupation. Mais en 1943, la guerre le rattrape. Le gouvernement Français décrète le STO. Les classes 20-21-22 sont mobilisées et envoyées en Allemagne. Georges réfléchit, il tente de gagner du temps, mais il doit se présenter le 8 Mars 43 dans le Hall de la gare de l'Est. Il ne quittera définitivement les baraquement de l'usine BMW de Basdorf que le 8 Mars 1944, très précisément un an après son départ. Ce qui lui laissera le temps de se lier d'amitié avec de nombreux compagnons d'infortunes, qui formeront ce que certains biographes appellent le deuxième cercle des amis de Brassens. Ceux-ci, comme tous les autres, ne seront jamais oubliés. Malgré tout, le travail à Basdorf laisse à Brassens le temps de travailler ses textes et ses musiques. La vie en groupe scelle de solides amitiés, et favorise la communication. Cette période, aussi difficile fut-elle à vivre, laissera donc Brassens enrichi d'une nouvelle expérience.

Jeanne.

Lorsqu'il s'enfuit de Basdorf, profitant d'une permission pour Paris, Brassens sait qu'il doit se cacher pour échapper à la Police de Vichy. Il ne peut donc plus habiter chez sa tante. Celle-ci, qui commence d'ailleurs à se lasser de la présence de son neveu, l'envoie loger chez une amie, Jeanne. Chez Jeanne, l'atmosphère est chaleureuse, et comme la vieille dame se prend d'affection pour Georges, elle fait tout son possible pour qu'il soit correctement logé et nourri, sans jamais lui demander rien en retour. Jeanne vit dans l'impasse Florimont, une toute petite rue, dans une toute petite maison où l'on a ni l'eau chaude, ni les commodités : les toilettes sont dans la cour, qui fait aussi office de salle de bains.

 

Amours

Les quelques années qui séparent Brassens de la consécration seront un peu moins introspectives que les années 40-43. Brassens a désormais autour de lui un groupe d'amis qui le reçoivent de temps à autre, avec qui il peut partager du temps et des idées. Ce climat est également favorable à l'éveil des sentiments. Lui qui n'a jamais brillé dans ses conquêtes féminines rencontre enfin quelques personnalités féminines, et s'engage dans des histoires sérieuses. L'une d'entre elle lui coûtera beaucoup, mais lui vaudra quelques unes de ses meilleures chansons d'amour. Il fait également la rencontre de celle qu'il surnommera Chenille, et qui l'accompagnera toute sa vie durant, sans jamais loger dans la même chambre que lui. Il ne se mariera pas avec elle, mais il ne l'en aimera que mieux, comme il le dit dans La non demande en mariage.

Opinions

En Juin 1945, Brassens et quelques amis décident de monter un journal, qu'ils veulent appeler le cri des gueux. Brassens, Miramont et Larue prennent les choses au sérieux : ils montent un comité de rédaction, mènent à bien la réalisation d'une maquette, et se lancent en quête d'un financier. Mais personne ne voudra éditer le cri des gueux. Brassens trouvera alors un autre exutoire : le libertaire , publication de l'organe central de la FA (fédération anarchiste). Il y signera une bonne douzaine d'articles attestés, prenant pour cible première les gendarmes. Mais sa collaboration au Libertaire prend fin quelques mois après cela.

Littérature.

Brassens a pour ambition première d'écrire. Des vers ou des romans. En 1947, il tente de publier un petit roman, la lune écoute aux portes, mais aucun éditeur n'est intéressé par son manuscrit. Brassens décide alors de faire un 'coup'. Il fait éditer quelques dizaines de romans dont la couverture et la mise en page parodient la plus prestigieuse collection de l'édition Française : NRF Gallimard. En les expédiant à toute la presse Parisienne, il espère attirer le scandale, et donc le succès. Peine perdue, puisque seul France-Dimanche prendra la peine de publier un compte rendu, et que son roman restera dans l'oubli. En parallèle, Brassens écrit des vers avec une ferveur redoublée. Il tente même sa chance en auditionnant devant les tenanciers de plusieurs cabarets, poussé par Jacques Grello. Mais personne ne souhaite lui confier un tour de chant. Il faut dire que le chansonnier se révèle être un piètre interprète, tétanisé par la peur lorsqu'il s'agit de monter sur scène. D'ailleurs, le rêve de Brassens est de placer ses chansons auprès d'interprètes, qui les chanteront pour lui. Il n'a jamais souhaité monter sur scène, et n'y montera d'ailleurs qu'à contrecœur. Brassens persévère, et le niveau de ses chansons a désormais atteint celui que nous lui connaissons. En 1950, il chante déjà La Chasse aux papillons et Le Gorille depuis quelques années.

 

B - Le succès

> La reconnaissance

Patachou

Un jour de 1952, une audition se révèle plus heureuse qu'une autre. Cela se passe dans le cabaret où se produit Patachou, devant un public de qualité. Brassens auditionne donc devant Patachou, qui comprend tout de suite que ses chansons sont d'une grande qualité. Elle en chantera quelques-unes le lendemain de leur entrevue, puis le poussera à interpréter lui-même ses créations, et à surmonter son angoisse. Elle confie à Laville que "dans un an, [Brassens] sera plus célèbre [qu'elle]".

Le succès

A partir de là, les choses s'enchaînent très rapidement. Brassens est applaudi chez Patachou, puis dans d'autres cabarets. Il passe par le plus prestigieux d'entre eux - les trois baudets, et presse ses premiers disques. Sa carrière sera parfaite, les succès s'enchaînant avec une régularité parfaite, sur la scène comme chez les disquaires. Chez Phillips, on s'étonne de ce succès qui ne veut pas se tasser. Les critiques ne lassent pas de souligner la qualité de ses chansons, ainsi que - il faut bien le dire - ses attitudes frustres sur scène. Dans toute sa carrière; il ne saluera jamais son public. Son succès ne s'en porte pas plus mal : Brassens sera d'ailleurs, avec Brel, l'un des seuls chanteurs à ne pas être balayé par la vague yéyé qui déferlera sur le monde de la chanson dans les années 60.

Opposants

Entre la presse, le chanteur et le public, nous n'en sommes pas encore au consensus des années 70. Brassens n'est pas encore ce monument de la chanson française que l'on attaque pas sans prudence. La radio censure la moitié de ses chansons. Une partie de la presse se révolte contre les idées et les images que ses chansons véhiculent. Brassens a parfois même l'impression d'être mal compris par son public. Selon Michel Brial, il a la tentation de lui murmurer de temps à autres des insultes, entre deux chansons. Brassens est applaudi par tous, mais il a parfois l'impression d'être aimé pour son côté potache, et pour sa vulgarité, comme il le dit dans Le pornographe. Le public, lui, écoute avec respect cet ours immobile, qui lui assène ses chansons avec tout de même un petit sourire dans la voix, de temps à autres, lorsqu'il sait chanter un vers osé. Et en dépit des anicroches, sa carrière se poursuit bon train. Au fil des années, Brassens révoltera de moins en moins de plumes publiques.

Boulimie

Georges Brassens est mal à l'aise sur scène. Le parolier est sujet à de graves problèmes intestinaux et rénaux - il souffre de coliques néphrétiques par intermittence, et devra se faire opérer plusieurs fois des reins. Brassens ne court pas après l'argent, ni après la célébrité. Pourtant Brassens court, de salle en salle, sillonnant l'hexagone et enchaînant les engagements pendant plusieurs années, sans discontinuer. Il aura même le temps de publier plusieurs récits en prose. Brassens néglige son corps, et prend même beaucoup de poids. Il est suivi partout de son fidèle ami Pierre Onteniente, qui s'occupe de ses papiers et de ses engagements à plein temps, et de Pierre Nicolas, son contrebassiste. Tous sillonnent avec d'autres passagers les routes de France pour aller à la rencontre du public.

> La nouvelle vie

Succès

Brassens ne recherche pas le contact de la foule et des admirateurs. Il se prête aimablement à la cérémonie des autographes lorsqu'il ne peut pas y échapper. Mais son mode de vie reste simple. Tout semble respirer la dignité dans le comportement de ce personnage, qui préfère garder son identité plutôt que de se construire une nouvelle vie. C'est dans le même état d'esprit qu'il se prête parfois aux questions des journalistes. Il ne souhaite pas se construire une image. Il a l'impression qu'on lui a trop souvent parlé de lui, et n'aime pas qu'on aille trop loin dans la dissection de sa personnalité. Tout ce qui ne lui semble pas naturel lui coûte. Il y a - dans son comportement avec le public, comme dans sa façon de refuser les représentations mythiques une forme d'austérité sincère, qui ne le quittera jamais. Ce qui ne le conduit pas à prétendre que son succès lui est indifférent. Il souhaite simplement garder sa vie d'écrivant, et un rapport respectueux avec le public. Tout ce qui est de l'ordre du sacré et de la légende ne l'intéresse pas.

L'aisance

Brassens voit arriver la manne d'argent que son succès apporte avec une certaine indifférence. Il ne s'occupe pas, et ne s'occupera jamais de ses comptes. Si quelque chose lui fait envie, il demande à Pierre, qui lui dit son désir est réalisable. Mais Brassens n'a en aucun cas le fétichisme du chiffre. Ce qui ne l'empêche pas de dépenser assez largement son argent. De façon généreuse d'abord, en récompensant tous ses amis passés de l'avoir soutenu, en apportant tout le confort moderne dans la maison de Jeanne. Sa table sera toujours ouverte à ses amis, et il donnera beaucoup, à des gens qui ne lui rendront pas forcément, et à qui il ne fera pas de reproches. Brassens achète également quelques maisons et quelques propriétés. Les Parisiennes, et les provinciales, qui serviront de lieu de vie commune pour lui et ses amis. Et s'il dit n'acheter ses voitures que pour rouler - et n'avoir aucune passion pour l'objet en lui même -, il n'en demeure pas moins fasciné par les objets sophistiqués en général et les armes à feu, qu'il achète dans des catalogues. Peu à peu, Brassens se dégage du rythme infernal de ses tournées et se ménage de grandes aires de repos. Il faut pourtant croire Brassens lorsqu'il dit à Jaques Chancel qu'il aurait fait le même métier, quand bien même il ne lui aurait pas rapporté un sou. Son comportement durant la décennie 40 en fournit la meilleure preuve : Brassens se consacre corps et âme à sa musique, sans avoir ne serais-ce que l'espérance d'un revenu futur.

Le cercle

Brassens profite de sa célébrité pour rencontrer les stars du passé dont il a entonné les chansons dans sa jeunesse. Il fait aussi la connaissance de quelques artistes - le plus souvent chanteurs comme lui -, qui entrent dans son cercle d'amitiés, et qui seront parfois célébrés peu de temps après. On peut mentionner Lino Ventura, Georges Moustaki, Guy Béart… Aux cercles de Sète et de Basdorf s'ajoute donc celui des Parisiens. Brassens prend l'habitude de les réunir à Paris, ou de les emmener en vacance dans ses résidences de campagne. Brassens aime être entouré, au même titre qu'il aime profiter d'instants de solitude chaque jour. Avec ses amis, il échange des vues, des livres. Il les emmène dans sa maison de campagne où l'on travaille à la réfection des bâtiments.

> Le mythe

Avant sa mort, Brassens est déjà en mythe. Il est le deuxième chanteur, après Léo ferré à entrer dans la collection "poètes d'aujourd'hui". Il doit également refuser un siège à l'Académie Française, qui lui aurait fait beaucoup d'honneur, mais que sa "dignité lui interdisait" : Brassens déteste les uniformes, sauf celui du facteur. Il est traduit dans de nombreuses langues, et symbolise déjà la France à l'étranger, aux côtés de la tour Eiffel et de la baguette. En 1976, Brassens a vendu le chiffre astronomique de 20 millions de 33 tours, record absolu dans la chanson française.

La camarde

La mort a toujours eu une place de choix dans les chansons de Brassens. Il disait en parler beaucoup car elle était l'un des enjeux majeurs de la vie d'un homme. Mais il disait aussi n'en avoir pas peur. Depuis les années 60, la mort emporte quelques proches. Brassens continue d'en faire un sujet central de ses chansons, mais il l'évoque de façon de plus en plus personnelle. A la fin des années 70, Brassens est atteint d'un cancer. Habitué aux douleurs par ses coliques néphrétiques, il ne s'inquiète pas des premiers symptômes. Il tarde donc à se soigner, et les médecins ne parviendront qu'à retarder la mort de ce patient indocile. Quelques semaines avant sa mort, Brassens pressent qu'il n'a plus aucune chance de s'en sortir. Il écrit son testament artistique en demandant à ses plus proches amis d'enregistrer ses dernières chansons. Georges Brassens meurt dans le Sud, auprès de Chenille, mais Pierre Onteniente n'aura pas eu le temps de faire le trajet. On enterre Brassens dans la plus grande discrétion, comme il l'avait souhaité. La presse est unanime, regrettant le décès du "poète", et oubliant parfois les violentes critiques de certains de leurs journalistes.

 

 

2 – Le parcours politique

 

A - Premiers écrits, premiers combats

Brassens s'est toujours défendu de tout activisme politique. Il s'est soigneusement maintenu à distance des hommes et des partis, et s'il a pu tenir des propos à teneur politique, ceux-ci n'ont jamais visé à soutenir un homme politique. Il faut à cet égard citer un passage de l'Interview de Jacques Chancel :

Jacques Chancel : "Politiquement, vous auriez pu faire une carrière."

Georges Brassens : "Non, non. Un anarchiste ne se mêle pas de politique."

Brassens s'est seulement permis de critiquer quelques partis, et quelques hommes, à travers sa production écrite et chantée. Il a aussi exprimé de façon plus ou moins complexe son appartenance à la mouvance des idées anarchistes. Pour autant que l'on veuille bien concevoir le mot politique au delà de son sens profane - l'ensemble des hommes et des partis qui comptent dans la démocratie Française -, on doit donc admettre que Georges Brassens a un parcours politique, en tant que sympathisant anarchiste, et en tant qu'homme qui a voulu émettre des opinions à teneur politique. En d'autres termes : non, Brassens n'a pas participé de près ou de loin au jeu politique ; oui, Brassens a réfléchi et s'est exprimé sur des sujets politiques, et il a eu des rapports étroits avec la fédération anarchiste. Il est donc impropre de parler d'apolitisme lorsque l'on cherche à qualifier Georges Brassens. Nous allons par conséquent retracer les grands moments de son parcours politique.

> La ligne brisée

La première trace que l'on ait de l'expression d'opinions politiques par Brassens date de 1943-1944. Cette période correspond à son séjour à Basdorf, dans un camp de travail du STO. Brassens n'est pas particulièrement hostile aux Allemands : il est, et a toujours été pacifiste. Mais de là à apprécier qu'on l'oblige à travailler pour la guerre, qu'on l'oblige à se rendre en Allemagne et à vivre dans un camp, il y a un pas qu'il ne franchira pas. Avec quelques compagnons de chambrée, Brassens fonde un parti subversif, qu'ils baptisent le parti des "briséistes", du nom d'une chanson écrite par Brassens. Il s'agit sans doute de la première chanson de Brassens qui témoigne de la malice et de l'inventivité qui nous vaudront plus tard 'la guerre 14/18', où d'autres chansons d'opinion à la facture sophistiquée. C'est déjà un excellent texte métaphorique, qu'il faut lire avec attention si l'on veut en comprendre la portée.

 

 

 

>La Ligne Brisée

Chanson à tendance géométrique

Sur la sécante improvisée

D'une demi-sphère céleste

Une longue ligne brisée

Mais harmonieuse et très leste

Exécute la danse de Saint-Guy

Exécute la danse (Bis)

Exécute la danse de Saint-Guy

Onduleuse leuse, leuse

Onduleuse elle erre sur l'heure

Nébuleuse, leuse, leuse

Astronomiquement fabuleuse

Scandaleuse, scandaleuse

Et zigzague elle zigzague

Et zigzague donc-on-on

Sur l'air vague, vague, vague

Que cette ligne est indécen-en-en-en-te

Huons-la… (Quatre fois)

Allons-y, un, deux, trois

À mort la ligne qui n'est pas droite

Allons-y, un deux, trois

De se briser qui lui donna le droit

Dites-le-nous, dites-le-moi

 

On peut voir dans ce texte le défi d'un homme qui ne veut pas marcher au pas, ou encore plus généralement une forme de rébellion systématique contre toute morale imposée, contre les chemins tracés dont on ne peut pas s'éloigner. Il est très facile de comprendre que la cible de cette chanson est l'ordre martial qui règne dans le camp. On peut prendre cette phrase "A mort la ligne qui n'est pas droite" au sens premier du terme : sous la loi martiale, soit on marche droit, soit on est puni. Parfois par la mort. Mais - à la lumière des textes que Brassens écrira plus tard -, on est tenté d'y voir une forme de refus généralisé de tout système où l'homme ne choisit plus ce qu'il veut et ce qu'il peut faire. On peut rapprocher la métaphore de la ligne brisée de ce vers plus tardif, où Brassens déplore que " non les braves gens n'aiment pas que - l'on suive une autre route qu'eux". En outre, Brassens a écrit sur un coin de cahier : "la ligne qui voulut triompher de la monotonie mais qui n'y parvint pas parce que ses ennemis, la stupidité et le rationalisme, étaient supérieures en nombre et en quantité. Gloire aux Briséistes !".

Toujours est-il que Brassens, qui est un peu le chef coutumier de sa chambrée - si l'on en croit Louis-Jean Calvet - propage avec sa bande le mystère de la ligne brisée. On réalise de petites affichettes sur lesquelles on peut lire "La ligne brisée, qu'est-elle, que veut-elle ? Les briséistes, que veulent-ils ?". On dessine sur tous les murs des lignes brisées - sortes de serpents ondulants. L'administration Allemande est intriguée, mais ne parviendra pas à remonter à la source de la contestation. Irritée par cet épisode, elle prendra sa revanche en interdisant le port de la barbe aux français. Mais les Briséistes n'en restent pas là, et ils créent un sigle : PAF - paix au Français. Et Brassens écrit en quelques heures l'hymne des PAFS.

 

 

> Les P.A.F.S.

C'est nous les P.A.F.S.,

Les jeunes philanthropes (Bis)

Qui sommes venus ici

Faire la nouvelle Europe

C'est nous les P.A.F.S. (Bis)

On nous a dit

Que c'était pour la France, (Bis)

Et le plus rigolo,

C'est qu'y a des cons qui l'pensent.

C'est nous les P.A.F.S. (Bis)

On nous a dit

Qu'on s'remplirait le bide, (Bis)

Et le plus rigolo,

C'est qu'au contraire y s'vide

C'est nous les P.A.F.S. (Bis)

On nous a dit

Qu'on gagnerait des fortunes (Bis)

Et le plus rigolo,

C'est qu'on gagne pas une thune

C'est nous les P.A.F.S. (Bis)

Et pour ne pas

Qu'on nous passe à la meule, (Bis)

Sachons fermer à temps,

Sachons fermer nos gueules.

C'est nous les P.A.F.S. (Bis)

 

Quelques prisonniers français chantent cet air tous les matins en se rendant à la prison. Le texte de cette chanson est dirigé contre le régime de Vichy (on nous a dit que c'était pour la France), et contre le pangermanisme (la nouvelle Europe). Mais la politique est très vite mise de côté - pour des considération plus quotidiennes, comme la nourriture, l'argent, ou la liberté d'expression. Il laisse à d'autres les débats sur les motifs des guerres justes, et se contente de souligner l'absurdité et l'inconfort de la situation. Brassens laisse aussi de côté la fierté nationale, puisqu'il ne réclame pas la victoire aux Français - VAF -, mais la paix aux Français - PAF.

Ces deux chansons, qui ne sont pas proprement politiques, mais qui auraient maille à partir avec la philosophie politique, sont un indice avant-coureur des convictions anarchistes et pacifistes de Brassens. On peut noter que - pour une fois -, Brassens s'est prêté au jeu de la contestation en groupe. On ne l'y reprendra plus, puisque lorsque l'on est plus de deux, on est "une bande de cons" - comme il le chantera. Pour l'heure, Brassens est le 'roi' des pafs, le médiateur et le correcteur orthographique de sa chambrée, et il s'en accommode très bien. Le sigle PAF a été peint en grand sur le mur du fond de la chambrée, et l'administration du camp ne fait rien pour se renseigner sur eux.

 

> Le cri des gueux.

On retrouve Brassens en juin 1945. Il fonde à 24 ans, avec deux amis - Emile Miramont et André Larue - un parti ! Mais il ne s'agit pas d'un parti ordinaire : son nom résume à lui seul la prétention des trois hommes, tourner en dérision les partis, et faire l'apologie d'une vie plus simple. Miramont, Larue et Brassens le baptiseront "parti préhistorique". Les trois hommes ont la conviction que "le seul retour à la vie primitive doit pouvoir empêcher le monde de tomber dans la décadence" - biographie de Brassens par Jean-Michel Brial. Dans le même esprit, ils fondent un journal, qu'ils appellent "le cri des gueux". Peu à peu, l'équipe est rejointe par quatre autres hommes. Le projet semble sérieux, puisque l'un d'entre-eux s'occupe de l'administratif, et qu'un autre est en charge de la maquette. Les articles et les maquettes affluent bien vite. Brassens écrit des articles, contrôle l'orthographe, et définit la ligne éditoriale. Nous avons la chance d'avoir eu accès à un document très précieux, où Brassens détaille le ton à adopter pour chaque article, et sur plusieurs thèmes. C'est encore Jean-Michel Brial qui l'a mis a jour :

 

" La politique: Deux politiques, la bonne et la mauvaise. Si le
gouvernement en fait de la bonne, la suivre (ou faire semblant),
s'il en fait de la mauvaise, lutter contre lui en éclairant les
citoyens mal renseignés à son sujet. Comme le mariage, la
politique est une nécessité économique. Une forme unique de
politique serait idéale, mais théoriquement impossible (pratique-
ment, c'est la dictature), car les hommes n'arrivent jamais à
s'entendre parfaitement. On ne pourrait supprimer la politique
que si tous les hommes étaient vertueux.

" La religion: Respecter avec fidélité et conviction les lois de
Dieu et de son Eglise mènerait les peuples vers la vertu, mais
aussi vers l'affaiblissement, vers l'abâtardissement, attendu que
l'individu qui tend la joue gauche à celui qui vient de lui flanquer
une gifle sur la droite est un être faible prêt à toutes les
concessions et aussi fatalement à toutes les lâchetés. " Et le
point de vue du poète: " Si tous les êtres étaient également bons
et vertueux, la terre deviendrait un paradis, mais un paradis d'où
seraient exclus tous les rêves, toutes les conceptions de la
pensée. Peu à peu, la vie ne serait plus possible pour les êtres
supérieurs, seuls les imbéciles, s'accommoderaient de cela.

Plus de luttes, plus d'efforts, puisque tout s'inclinerait devant
tous.

 

" Le mariage: Combattre l'idée de propriété que fait naître
l'acte marital dans le cerveau des époux. Insister sur les devoirs
réciproques devant lesquels, pour une union idéale, doivent
s'effacer les droits. L'homme et la femme qui, étant mariés,
n'accorderaient chacun de l'importance qu'aux devoirs de l'un à
l'égard de l'autre, formeraient le couple le plus heureux du
monde, le couple idéal. Ne pas considérer son conjoint comme
un meuble, comme un complément, mais comme un être
moralement indépendant auquel il faut, malgré le degré d'intimité
que provoque le mariage, toujours respecter la personnalité et
l'humeur. " (On comprend mieux pourquoi Brassens a toujours
repoussé, en ce qui le concerne, l'idée du mariage.)

" L'éducation : Combattre les aberrations des parents et les
contraintes qu'ils font subir à leurs enfants. Education physique,
parallèle à l'éducation morale et sentimentale.

" L'argent : Sans intérêt.

" La guerre: Le prestige d'un peuple ne devrait pas être
proportionnel à sa puissance militaire mais, puisqu'il en est ainsi
de par le monde, il est nécessaire d'avoir une armée solide,
malgré le nombre incalculable de brutes que cela fait naître.

" La France - La Patrie: C'est en France, et par les Français,
qu'ont été découvertes toutes sortes d'inventions. On peut sans
ostentation être fier d'avoir la nationalité française. N'oublions
pas pourtant que politiquement la France a toujours été
devancée par l'Angleterre, et artistiquement par l'Italie. Le
Français travaille à bâtons rompus mais manque de persévé-
rance. De ce fait, la France est sociable et admire aveuglément
tout ce qui est neuf, tout ce qui vient du dehors, pour en faire
ensuite la réplique exacte chez elle. Ce qui a fait naître la triste
réputation qui n'est pas près de s'éteindre: les Français sont des
veaux. "

 

Nous n'allons pas analyser dés maintenant ce texte. Cette analyse interviendra dans les deuxième et troisième parties. Nous voulons seulement retenir que Brassens a déjà une conception très arrêtée de tout ce qui touche à la politique et au social. Nous voulons aussi retenir qu'il est prêt à porter un jugement sur la politique, et à avoir un rôle dans ce qu'il est convenu d'appeler le IVe pouvoir - dans le discours des politistes. Brassens ne pourra pas utiliser le journalisme comme forme d'expression : en dépit des multiples prises de contact avec divers mécènes, le 'cri des gueux' ne trouvera aucun financement. L'équipe du journal parle en terme d'idéal - de justice, de fraternité -, alors que les éditeurs qu'ils rencontrent ne connaissent que le mot rentabilité. Brassens débordant d'idées et d'opinions, Brassens voulant donner son avis sur la politique, ne pourra donc pas s'exprimer dans les colonnes du 'cri des gueux'.

 

 

B - Brassens trouve des lecteurs et des auditeurs

 

> Le libertaire.

 

Mais une autre occasion se présentera bientôt. Quelques mois plus tard - en 1946 -, Brassens est introduit par une connaissance à la fédération anarchiste du XVe arrondissement. Brassens ne tarde pas à se faire reconnaître par les militants anarchistes de la FA, si bien que Henri Bouye propose à Brassens un poste de correcteur au marbre - bénévole - dans le libertaire.

Le libertaire est l'organe central de la Fédération Anarchiste, il est aussi la publication la plus tirée dans la masse des journaux anarchistes. A l'époque où Brassens y rentre, c'est un hebdomadaire. En 1946, Le libertaire, tout comme la fédération anarchiste, sont en plein déclin. Rongée de l'intérieur par plusieurs tendances antagonistes, et n'ayant pas su tirer profit du climat insurrectionnel de l'immédiat après guerre, la fédération n'a pas beaucoup d'adhérents. Le libertaire, qui reparaît depuis 1944, redevient public en 1945. Après moultes palabres, le parti retrouve enfin son efficacité en 1946, et parvient à profiter des évènements sociaux. Le libertaire tire alors à 70000 exemplaires, et est vendu à 33000 en moyenne. On vise la politique anti-sociale du gouvernement Blum, on s'oppose au rapprochement avec la puissance impérialiste américaine, on soutient les mouvements sociaux…

La FA adopte en 1947 une résolution qui rend bien compte de ses objectifs : "La FA doit viser à la généralisation, à la simultanéité et à l'internationalisation des grèves et des mouvements sociaux. Elle doit conduire à la grève générale expropriatrice […]" Gaston Leval publie en 1948 un ouvrage qui fait etat des solutions proposées par une partie des militants de la FA. Brassens y a nécessairement été confronté. La société future repose selon lui sur trois piliers : les coopératives, les syndicats et les municipalités. Très vite, cependant, le climat d'agitation sociale se tasse, et la FA voit ses adhérents diminuer. Le libertaire se vend lui aussi de moins en moins : il ne tire plus qu'à 4700 exemplaires, et se vend à 27000 exemplaires.

Brassens aura donc connu l'apogée du Libertaire de l'après-guerre, ainsi que le début de son déclin. Il a vécu dans l'atmosphère et les idées de la fédération anarchiste, tout en se situant plutôt dans le courant individualiste-pacifiste, c'est à dire l'aile la plus libertaire des anarchistes. Les deux autres tendances sont favorables à un renforcement de l'autorité centrale, et à une meilleure organisation. L'aile la moins libertaire est d'inspiration ouvrière et anarcho-syndicaliste. Après y avoir officié en tant que correcteur, Brassens publie une série d'articles dans le libertaire, dont 15 sont attestés par son pseudonyme - les convictions des anarchistes leur interdisant de signer par leur nom. Certaines sources tendraient à indiquer que c'est l'intégralité du journal que Brassens aurait rédigé pendant quelques mois. Mais il est impossible de vérifier de telles allégations. Nous nous contenterons de prendre en compte les 15 articles signés de son pseudonyme. Nous en ferons une analyse détaillée dans la deuxième partie. On peut cependant retenir que peu d'articles font la chronique de problèmes de fond, et que ces articles semblent plutôt être un exutoire aux passions anarchistes de Brassens. Brassens s'en prend à la police, aux Staliniens, aux bellicistes et aux revanchards en tous genres. Le ton de ses articles est extrêmement agressif, et dégradant pour ses cibles. Ce journal, Brassens ira jusqu'à le vendre à la sortie du métro, avec Pierre Onteniente. Brassens passe beaucoup de temps dans les locaux de la fédération anarchiste, et dans ceux du Libertaire. Mais sa collaboration cesse assez vite.

Il est impossible de savoir avec précision pourquoi Brassens a quitté le libertaire, un an après y être entré (septembre 46 - juin 47). André Larue pense qu'un désaccord typographique aurait irrité Brassens au point qu'il aurait claqué la porte. Le correcteur aurait pris "trop de libertés", en changeant notamment la police du titre du journal. Marc Wilmet, qui réfléchit à cette question des années plus tard, en vient à la conclusion qu'il est possible que Brassens n'ait pas apprécié qu'on lui fasse des reproches. Brassens a en effet écrit des articles particulièrement haineux, à l'égard de la police notamment. De cette époque, Brassens gardera quelques amis, et aussi un certain scepticisme, alimenté par les incohérences et les luttes qui déchirent les anarchistes de la FA. C'est d'ailleurs la dernière fois que l'on voit Brassens militer pour une cause.

> La période sceptique : aucune compromission

A une exception près - à notre connaissance -, Brassens ne défendra plus ses opinions politiques que par le truchement de ses chansons. Brassens ne soutiendra plus la FA qu'une fois, au cours de l'un des galas de la fédération anarchiste où on l'avait prié de venir chanter, quelques années plus tard. Brassens ne s'occupera dés lors plus guère de militantisme. Brassens évite prudemment de se mêler à Mai 68, alors que d'autres paroliers célèbres prennent le train en marche :

 

Brassens : " […]je pense qu'en mai 68, j'aurais été … je me serais mêlé de ces problèmes, mais en ma qualité d'anarchiste, je pense que c'était pas mes affaires. C'était les affaires des étudiants. Ce sont aux étudiant de régler leurs problèmes".

Jacques Chancel : "On vous a reproché …"

Brassens : "Oui mais on reproche tellement de choses à tout le monde. C'est un vue un peu courte de me reprocher d'être silencieux. Que voulez vous que je fisse ? Que j'allasse - comme diraient certains speakers de la télévision - sur les barricades ? On m'aurait reproché aussi d'essayer - je suis tout de même un homme public - on m'aurait reproché d'essayer de me mettre en avant. Je pense que les étudiants doivent régler eux même leur problèmes[…]"

 

Georges Brassens continuera de parler de politique et de philosophie à travers son oeuvre, comme nous le verrons plus tard, mais sous une forme beaucoup plus subtile, beaucoup plus atemporelle, et surtout beaucoup plus raffinée: la chanson. Ce mode d'expression se passe - et il faut le souligner - de toute hiérarchie. Brassens écrit directement à son public. Les seules contraintes qu'il doit affronter sont celles qu'il s'impose. La contrainte de la rentabilité est très tôt écartée par la personnalité du chanteur, et par son succès foudroyant. Cet indépendance financière le préservera de la compromission. Lorsqu'il écrit ses chansons, Brassens n'a plus de compte à rendre à un rédacteur en chef, à un mécène ou même à une fédération. Brassens veut échapper à toute compromission, et la haute idée qu'il se fait de la chanson le conduit à ne publier que des chansons profondes, réfléchies et formellement très avancées. On ne retrouvera que rarement dans ses chansons les plaisanteries faciles et légères qui émaillaient ses articles dans le Libertaire. En somme, plus de groupe car quand on est plus de deux, on est "une bande de cons"; et plus de coups de plume à l'emporte pièce, car la poésie est une affaire qui ne se traite pas à la légère.

Pour raffinées qu'elles soient, les chansons de Brassens ne laissent pas d'avoir un impact sur les opinions politiques. Ses chansons font réfléchir - sans doute plus que ses articles ne pouvaient le faire. Une grande partie de sa production est censurée par le pouvoir politique, et chacun écoute ce que Brassens a à dire. Un épisode houleux de sa vie d'artiste en atteste. En 1964, Brassens sort son dixième disque. Parmi les titres figure "les deux oncles", chanson que l'on peut trouver dans le CD annexe. Le texte est fort long, et admirablement écrit. Le thème en est le suivant :

 

C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston

L'un aimait les tommy, l'autre aimait les teutons

Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts

Moi qui n'aimais personne, eh bien je vis encore

Brassens vise donc clairement les collaborateurs et les résistants, en les plaçant tous au même niveau de bêtise, car - comme il est dit dans la chanson - "il est fou de mourir pour les idées". Nous allons citer quelques passages particulièrement gênants :

De vos épurations, vos collaborations

Vos abominations et vos désolations

De vos plats de choucroute et vos tasses de thé

Tout le monde s'en fiche à l'unanimité

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Qu'il est fou de perdre la vie pour des idées

Des idées comme ca qui viennent et qui font

Trois petits tours, trois petits morts et puis s'en vont

Qu'aucune idée sur terre n'est digne d'un trépas

Qu'il faut laisser ce rôle à ceux qui n'en ont pas

--------------

Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi

Mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami

Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main

Mieux vaut toujours remettre une salve à demain

On sait le pacifisme de Brassens. On apprend avec cette chanson que son pacifisme est plus fort que tout. Le scandale que cette chanson a provoqué est compréhensible. Même si certaines phrases peuvent faire réfléchir les plus progressistes de ses auditeurs - "au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi - mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami", certaines phrases ont sans doute choqué une grande majorité de son public. On pense par exemple à "de vos épurations, vos collaborations […] tout le monde s'en fiche à l'unanimité". Les journalistes et les auditeurs de Brassens ont sans doute eu beaucoup de mal à comprendre que Brassens ait conseillé de transformer Hitler en ami ( au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi - mieux vaut attendre qu'on le transforme en ami), ou encore qu'il ait prétendu que tout le monde se fiche à l'unanimité du génocide juif et tzigane. Il y a sans doute rarement eu de guerre aussi juste que la guerre contre l'Allemagne nazie. Le pacifisme de Brassens est si catégorique qu'il remet ce consensus en question. La clé des opinions si étonnantes de Brassens sur ce sujet est sans doute à chercher dans la grande capacité de pardon qu'a cet homme. Rien ne lui fait aussi horreur que la vengeance et la punition. Toujours est-il que le mythe du chansonnier bourru et désormais presque 'sacré' est logiquement ébranlé par cette chanson. Le scandale prouve au moins qu'on n'entend pas les chansons de Brassens sans les écouter. Les journaux de gauche et de droite épinglent la chanson litigieuse, et Brassens est gêné par ce tapage. Il pense même un instant modifier quelque peu le texte, avant de se raviser.

 

C'est là la dernière trace apparente - et contextualisée - des manifestations politiques de la vie et de l'œuvre de Georges Brassens. Il nous reste évidemment un grand travail scientifique à fournir pour extraire de sa vie et de son œuvre des contenus politiques qui ne se présentent pas sous la forme d'événements biographiques. Notre travail consistera essentiellement à extraire et catégoriser les contenus de l'œuvre, puis à les organiser sous un ensemble d'idées cohérent et critique.

 

 

 

3 – La personnalité de Brassens

 

 

A - Brassens seul face de lui-même

 

> Les journées de Georges Brassens.

Il nous semble que c'est un détail dont nous ne pouvons pas faire l'économie. Ce type d'élément peut avoir une influence sur notre jugement. Mais nous allons passer rapidement sur ce point.

Avant le succès

Dans la capitale, Brassens passe ses journées à lire, à écrire, à composer. Il ne travaille pas, et profite de l'hospitalité de sa tante, puis de Jeanne - et de la table de ses amis. Si bien que certains de ses amis ont pu croire qu'il finirait sa vie en bon clochard. Mais Brassens n'est pas pour autant oisif. Paris lui offre une source intarissable d'inspiration, et la bibliothèque l'attire plus que jamais. Il étudie les poètes, les littérateurs, et même certains penseurs - il lit avec frénésie des centaines de livres. Brassens se constitue également une considérable collection de mots d'argots, et de mots désuets. Il s'intéresse aussi à la morale et à la politique, comme objet de curiosité. Brassens parfait ainsi une éducation lacunaire, puisqu'il a quitté l'école au tout début de la seconde. Il parviendra bientôt à une connaissance aboutie des règles de la versification classique, et développera une conception très personnelle du rythme des chansons.

 

A Basdorf

Brassens travaille de 7h10 à 17h30 dans l'usine BMW : il est chargé de vérifier la facture des moteurs BMW. Il pourrait donc se contenter de réduire son rythme de lecture et d'écriture. Mais Brassens, qui - lorsqu'on le questionne sur son activité professionnelle -, dit 'je ne fais rien', n'est pas pour autant de tempérament oisif. Il est incapable de travailler le soir, au retour de l'usine BMW : ses camarades de chambrée font trop de bruit. Après marchandage, il obtient l'autorisation d'allumer la lumière à 5 heures du matin, bien avant ses compères. Il doit en échange aller chercher le café à l'autre bout du camp pour leur réveil. Ce petit marché lui permet de travailler pendant une bonne heure sur ses textes, et de lire à son aise. Brassens se couche aussi plus tôt, pour tenir le coup. Brassens lit également pendant le travail : il cache les livres de la bibliothèque dans son établi, et déjoue la surveillance des Allemands. Ce rythme, Brassens le conservera pendant toute une année. Et il est important de signaler que cela ne le prive pas d'établir des liens d'amitié très forts, et de représenter l'autorité coutumière de sa chambrée.

En tournée

En tournée, les journées sont bien remplies. Et elles se succèdent à un rythme d'enfer. Brassens ne rechigne pas au travail, puisqu'il enchaînera les tournées et les spectacles pendant presque 10 ans, avant de relâcher le rythme. Brassens se lève tôt, et monte dans la DS qui l'accompagne dans ses tournées. On arrive en début d'après midi à l'hôtel. Là, Brassens ouvre la petite valise dans laquelle il a logé son nécessaire pour composer et écrire. Cet ensemble de cahiers, de notes, de bandes magnétiques (…) lui permet de composer n'importe où - musique et paroles. Brassens lit aussi beaucoup pendant son après-midi. Et il se repose. Brassens ne quitte généralement sa chambre qu'à 8 heures, heure à laquelle il se rend à la salle, deux heures avant le début du concert. Il occupe ce temps à lire, puis passe en scène une petite heure. Immédiatement après cela, il va se coucher. Cet emploi du temps est presque inchangé de jours et jours, et Brassens poursuit sa traversée de la France et des pays Francophones dans l'ascétisme et le travail. On le demande partout : il va partout.

 

Nous avons donc appris que Brassens est un homme laborieux, qui travaille beaucoup, et qui aurait de toute façon donné sa vie à la chanson, travaillé pour elle pendant toutes ses années. Travail et distraction semblent confondus dans l'emploi du temps de Brassens.

 

> Faits édifiants - une personnalité complexe

Brassens nous a surpris par quelques traits de personnalité tout à fait inhabituels, ou même saugrenus - étant donnée sa personnalité. Nous pensons que ces traits de caractère méritent d'être mentionnés.

Les armes à feux.

Nous avons tenu à souligner ce paradoxe d'un homme dont on connaît le pacifisme radical. Brassens était fasciné par les armes à feu. Une anecdote raconte que Brassens aurait failli acheter un véritable canon - qu'il avait remarqué en feuilletant le catalogue de Manufrance. Par manque de place, Brassens se ravisa. Mais il fait tout de même acheter un fusil à éléphants. Dans sa chambre trônaient plusieurs carabines et deux revolvers. Il tire rarement, et prend pour cible des rats ou des bouteilles, dans sa maison de campagne de Crespières. Brassens était un très mauvais tireur. Il faut croire qu'il y voyait une distraction, lui qui était - comme bon nombre de ses amis - viscéralement opposé à la chasse. On peut aussi tenter - comme Jean-Louis Calvet, de faire le lien entre ces armes et les précautions étranges de Brassens lorsqu'il était chez lui. Avant de dormir, Brassens s'assurait qu'une corde était bien attachée dans sa chambre, en cas d'incendie, et que sa porte était bien condamnée par une véritable plaque d'acier. Nous aimerions passer ces petites manies au crible de la psychanalyse, mais cela nous emmènerait bien loin, dans un champ d'études fort complexe. Nous tenterons - lorsque nous serons en possession de tous les éléments qui nous permettront de juger -, de nous y aventurer. Mais pour l'heure, elles parleront de toute façon aux familiers des écrits de Freud.

L'argent.

Nous avons été mis sur la piste par la note sur la politique éditoriale que Brassens a fait circuler dans le cri des gueux. Il y qualifie ainsi le thème de l'argent : "sans intérêt. Voici ce qu'il en dit plus tard à Jacques Chancel :

 

Chancel : "L'argent n'a aucune importance pour vous".

Brassens : "Non, c'est pas le mobile de mon action, l'argent."

Chancel : "C'est un mobile quand même ?"

Brassens : "Non c'est pas un mobile du tout. Quand j'ai commencé à faire des chansons je n'ai pas du tout pensé que je gagnerais largement ma vie en faisant des chansons. Ce qui m'arrive aujourd'hui. Je n'en gagne pas tant d'ailleurs que vous semblez le sous-entendre".

Chancel : "Je n'ai rien dit."

Brassens : "Puisque je ne chante que tous les trois ans. M'enfin je gagne bien ma vie et je … fff … mais c'est pas pour ca que je fais des chansons vous savez. Si je gagnais très mal ma vie ne faisant c' que j'aime, je continuerai à le faire".

On peut également citer l'intervention de Brassens dans l'illustre entretien Brel/Brassens/Ferré, sous la houlette de Christiani :

"Si on était payé comme un fonctionnaire pour faire ce qu'on fait, on continuerait à le faire quand même. Parce qu'on aime ca. Et depuis quelques années justement, on entend parler de cachets mirifiques. Il y a des tas de types qui se lancent dans cette aventure et qui se cassent les dents."

Et lorsqu'il reçoit ses premiers cachets, c'est Pierre Onteniente qui le convainc d'ouvrir un compte. Georges Brassens lui signe immédiatement une procuration pour qu'il s'occupe de ses revenus. Brassens n'a cure de son compte en banque : il ne s'en occupera plus jamais. C'est Onteniente, qui travaillera plus tard à temps plein pour Brassens, qui paiera ses impôts, ses loyers, ses maisons et qui lui donnera même de l'argent de poche, jusqu'à la fin de sa vie. Georges Brassens est un homme du refus, du désintérêt et de la passion. Ce qu'il refuse, il l'attaque. Ce qui n'a pas d'intérêt, il s'en détourne. C'est le cas de l'argent. Brassens n'en fait pas un enjeu. il s'en désintéresse non pas parce qu'il a peur de se laisser rêver, mais par conviction, et par manque d'intérêt.

Bien sûr, il dépensera de plus en plus d'argent, dans des maisons, dans des livres, des bateaux et dans des appareils de haute technologie. Mais il ne sera jamais touché par le fétichisme du chiffre, dans lequel il est si facile de tomber. Brassens a de l'argent ? Tant mieux, il s'en sert. Pour lui et pour ses amis - à qui il donnera beaucoup. Jamais pour des dépenses somptuaires. Mais au fond, dût-il passer toute sa vie sans argent, au service de la même muse de la poésie, Brassens n'aurait pas hésité une seule seconde. Dans ce domaine, comme dans les autres, Brassens a une personnalité très forte. Ses idées demeurent les mêmes au cours de sa vie, peu importe le contexte.

 

B - Brassens entouré de ses amis et de ses livres

> Les lectures de Brassens – les auditions de Brassens

Il n'est pas évident de reconstituer à posteriori les goûts artistiques de Georges Brassens. Dans le domaine de la chanson, Brassens a des goûts assez généreux. De nombreux auteurs lui plaisent. Dans le domaine des livres, il est difficile d'établir un bilan, puisque sa considérable bibliothèque n'a pas fait l'objet d'un inventaire avant que d'être démantelée. Brassens avait en effet prévu dans ses testaments le sort de ses livres : chaque ami était invité à venir faire main basse sur les auteurs de son choix. Heureusement, quelques sources restent accessibles, et nous allons tenter de faire de notre mieux pour les synthétiser.

Les livres

Brassens lira énormément, tout au long de sa vie adulte. Il compulse surtout des ouvrages techniques - traités de versification ou de rédaction, dictionnaires etc… Brassens lit aussi surtout tous les poètes qui lui passent sous la main. Ce sont là des lectures importantes, qui lui permettront de parfaire son art. Il lit, annote et prend note. Mais on peut aussi remarquer sur ses étagères des ouvrages littéraires en prise.

Bernard Shaw, Mac Orlan, Fallet, Boudard, Voltaire, Russel, Francis Jammes, Pagnol, Shakespeare, Maupassant, Lafontaine, Jospeh Delteil, Montaigne, Pascal, Diderot, Maurice Chevalier, Valery, Claudel, Edgar Allan Poe, Celine, Remy de Gourmont, Stendhal, Anatole France, Allais, Gide, Marcel Aymé, Colette, Anouilh.

Dans la bibliothèque de Brassens, toutes les époques se côtoient, depuis le moyen âge (Villon) jusqu'à l'époque contemporaine, en passant par les glorieux auteurs des Lumières, etc … Il paraît donc particulièrement difficile de dégager une tendance dans cet assemblement de livres hétéroclites, qui ne représentent d'ailleurs qu'une toute petite partie de ce que Brassens a pu lire. On y trouve ainsi des auteurs romantique et rationaliste (Stendhal et Pascal)… Profond et léger (Montaigne et Anouilh) … Progressiste et réactionnaire (Gide et Céline) … Symboliste et sur réaliste (Rémy de Gourmont et Desnos) … Philosophique et comique (Diderot et Aymé). Mais, pour modeste et hétéroclite qu'il soit, cet échantillon peut révéler des éléments intéressants, pour peu qu'on veuille bien l'étudier dans le détail. Dés que l'on trouve un auteur, et une tendance, on trouve son contraire. Sauf dans le cas de Russel. Cet auteur ne peut pas être là par hasard : on voir mal comment Brassens aurait pu être amené à lire un auteur aussi confidentiel que John Russel. Et l'on comprend immédiatement lorsque l'on s'informe sur le contenu de l'œuvre de Russel : ce philosophe mathématicien est surtout connu pour ses théories pacifistes radicales. Brassens aura donc éprouvé le besoin d'étayer ses convictions pacifistes par la lecture d'un grand théoricien de la paix en action.

Nous apprenons aussi, par la négative, que Brassens lisait de tout, soit pour mieux s'armer contre ses ennemis, soit simplement par ouverture d'esprit. Nous serions tenté par la deuxième proposition, étant donné que Brassens fait souvent preuve de beaucoup de nuances dans ses opinions lorsqu'il les évoque devant un micro. Dans de nombreux domaines, Brassens sait qu'il ne sait pas. Brassens n'a ni idole, ni chapelle. Il est conscient de la complexité des problèmes qui se posent à l'homme, en tant qu'individu, ainsi qu'en temps qu'animal politique. Un homme curieux et ouvert d'esprit tel que Brassens puise sans doute à tous les puits, et évite de boire toujours à la même source.

On peut également croire certains biographes lorsqu'ils prétendent que Brassens aurait lu quelques grands anarchistes - Proudhon, Bakounine et Kropotkine notamment. Brassens était - nous ne faisons que le rappeler - boulimique de lectures. Il y a peu de chances qu'il soit entré à la Fédération Anarchiste, et qu'il se soit longtemps réclamé de l'anarchisme, sans avoir lu quelque grand théoricien de l'anarchisme.

Il faut enfin noter que Brassens nourrissait une admiration sans bornes pour l'œuvre de Jean de Lafontaine. Les fables de Lafontaine étaient selon toute vraisemblance son livre de chevet. Lafontaine, tout comme Brassens, aimait à attaquer ce qu'il jugeait être la bêtise commune, tout en pratiquant l'art du détour. Brassens, dans un climat moins oppressif, n'a pas besoin de dissimuler les personnages qu'il attaque sous des figures animalières. Mais il aime - au même titre que Lafontaine - trouver le ridicule là où personne ne le voit. C'est sans doute en cela que Brassens s'est retrouvé en Lafontaine. Mais Brassens a du se reconnaître aussi dans cet art de la condensation d'une critique - et d'un milieu social - en une petite historiette, courte et cinglante, qui s'appuie sur son petit univers autonome et artificiel. La synthèse poétique qui dit tout en qualité en disant peu en quantité. Une fable porte un jugement, met le doigt sur un problème, indique ce qui ne doit pas être, et par conséquent ce qui devrait être. C'est sans doute en partie ce sens sous-jacent, et cet art de la condensation dans un univers enchanté, qui ont fait de Brassens un si bon parolier. C'est sans doute aussi ce qui lui a permis de faire passer des critiques aussi acerbes, et aussi peu partagées que celles qu'il a écrites.

 

Pour ce qui est de la musique, Brassens écoute de tout, nous l'avons vu plus haut. Mais dans l'entretien avec Jacques Chancel, Brassens cite quelques chanteurs qu'il écoutait dans sa jeunesse :

"J'écoutais tout le monde, moi. J'étais très éclectique. Enfin j'aimais la chanson, et j'écoutais aussi bien Tino Rossi que Ray Ventura, que Mireille, Mireille (inaudible) qui ont fait de très bonnes chansons […] Misraki, Jean Tranchant, et bien sûr Charles Trenet et Jhonny Hess. Oui j'aimais à peu près tout, vous savez. Je n'avais pas de … Par exemple, Tino Rossi, c'était pas tout à fait mon genre. J'aimais beaucoup Tino Rossi.

Que Brassens ait cité ces chanteurs, dans la masse de ce qu'il a pu écouter, montre l'importance qu'ils ont pu avoir à ses yeux dans son enfance. Ces paroliers chantent avant tout des chansons légères. Rien de politique, et rien de contestataire. Surtout pas chez Charles Trenet. Il n'y a d'ailleurs qu'à écouter le CD enregistré par Brassens où il reprend toutes les "chansons de sa jeunesse" pour comprendre que Brassens n'a pas d'abord admiré de chansonnier contestataire ou anarchiste. On y trouve essentiellement des chansons d'amour. Et une seule 'chanson à idée'. Il semble que Brassens ait d'abord été sensible à la forme de la chanson, à son humour et à sa personnalité.

Malheureusement, nous ne disposons pas de document équivalent pour les goûts d'adultes de Brassens. Nous ne poursuivrons donc pas plus avant notre recherche, car le seul document dont nous disposons n'est que d'une importance moyenne.

 

> Les amitiés de Brassens.

Jacques Chancel, se faisant l'écho d'une légende courant sur Brassens, lui demande implicitement s'il est bien un "ours".

Brassens :"Je suis un ours, c'est ca ? […] Je suis un type qui envoie promener tout le monde … Enfin, tout ça ce n'est pas vrai. Je suis un être très naturel. Et comme à mes débuts, je n'ai pas tellement eu envie d'aller à droite et à gauche où on voulait m'entraîner, on en avait déduit que j'étais un ours, un sauvage. Ce qui n'est pas vrai, pas vrai du tout. […] Oui oh la solitude […] La solitude, mais pas telle qu'on l'entend. On s'imagine que je suis un solitaire qui ne tient pas à la compagnie des autres. C'est pas du tout ca. Je n'aime pas du tout être seul. J'aime bien avoir des amis autour de moi. J'aime bien avoir des contacts avec les autres. Une espèce de solitude - si vous voulez - de pensée. Non pas que je pense beaucoup, mais enfin, une solitude … esthétique. "

 

Nonobstant l'image publique de Brassens, Nonobstant les figures de paria qu'il se prête dans ses chansons, Brassens est un être très sociable. Il a su très tôt nouer des amitiés avec ses camarades de classe Sétois, et a toujours montré un grand intérêt pour les relations sociales. Très tôt, Brassens a pris la tête des groupes d'amis dans lesquels il s'intégrait. Dans son enfance, Brassens a passé beaucoup de temps à la terrasse des cafés avec ses amis, et a partagé ses projets de montée dans la capitale en bande. Brassens devait d'ailleurs monter à Paris avec un ami - qui s'est décommandé au dernier moment. A Basdorf, Brassens - nous le rappelons - était une sorte de chef coutumier de sa chambrée. Plus tard, de retour à Paris, Brassens visite régulièrement ses amis, et tente même de monter un journal avec eux. Quand il aura gagné un peu d'argent, Brassens rendra généreusement leurs dons aux amis qui ont bien voulu le secourir lorsqu'il n'avait pas le sou. Il tiendra longtemps table chez lui, sans jamais demander quoi que ce soit en retour. La maison de Brassens deviendra le repaire des différents cercles d'amis de Brassens, que nos avons déjà détaillé plus haut. Il est certain que Brassens accordait une grande importance à ses amitiés. D'ailleurs, comme il a éprouvé le besoin de le préciser dans l'entretien avec Chancel, Brassens aime être aimé. C'est une chose importante pour lui. Il aime aussi être le pivot des bandes d'amis qu'il héberge et qu'il nourrit. Il va parfois même jusqu'à monter l'un contre l'autre, pour s'amuser. En revanche, il fait tout pour éviter d'être en de mauvais termes avec ses connaissances. Lorsqu'un artiste lui fait un mauvais coup, Brassens se réconcilie immédiatement avec lui. En somme, ce n'est qu'avec les personnages qu'il ne connaît pas que Brassens est un ours. Une fois dépassé la masse des importuns, Brassens est un homme très amical, et très fidèle, qui gardera toute sa vie durant ses amis de Sète, de Basdorf et d'ailleurs.

Cependant, il est vrai que Brassens est un homme solitaire, d'une certaine manière. Nous pouvons reprendre ses mots :" Une espèce de solitude - si vous voulez - de pensée". Brassens vit entourés d'amis. Mais au fond, il ne vit pas à travers ses amis. Il s'en nourrit, mais garde en permanence une opinion personnelle sur tout ce qui l'entoure. Brassens garde un recul critique sur tout ce qu'on lui dit, il est toujours campé sur ses bases, lorsqu'il discute avec ses amis. Brassens a un tempérament fort. Lucienne Cantaloube -Ferrieu fait un rapprochement fort intéressant - dans son anthologie de la chanson française - entre la posture de Brassens et les théories de Max Jacob. Dans ses "conseils à un jeune poète", le poète dit la chose suivante :

 

"Le premier geste du travail est la séparation. Il faut, présent et visible, se séparer de ce qui est présent et visible. Creuser un abîme entre le toi et le moi, bâtir une citadelle du moi. "

Lucienne Chanteloube Ferrieu fait ce commentaire, dans une partie intitulée "le choix de la solitude" :

"Seule la solitude permet, d'après lui, la vie intérieure, qui non seulement donne la force de vivre individuellement et non en bourgeois c'est-à-dire en troupeau, en cadres, mais surtout rend attentif et perméables. "

 

En passant de longues matinées à se plonger dans une vaste introspection, Brassens se forge un jugement autonome à l'épreuve des plus proches amitiés. Brassens restera donc toujours quelque peu seul au milieu de ses amis.

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